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Montségur…Irriguer de larmes une terre marquée par la violence

par | 17/10/2016

« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu » 

Homélie à Montségur le 16 octobre 2016

(retranscription de paroles prononcées)

Chers amis, qu’il est difficile de concevoir, et d’imaginer, pour des gens qui ne sont pas de cette terre ou qui ne vivent pas au milieu de nous, que ce qui nous rassemble cet après-midi puisse avoir un sens. Mais pour nous tous qui vivons ici, soit parce que nous y avons nos racines, soit par choix, soit encore en raison d’une « providence » qui nous aurait conduit en ce lieu, le doute n’est pas possible. En effet nous savons, avec tous nos sens, avec tout notre être, qu’ici, sous la cendre des bûchers de Montségur, les braises sont encore chaudes et que le feu de l’injustice, de l’inique traitement, n’est pas encore éteint. Et c’est pour cette raison que nous sommes là. Comment finir par éteindre ces braises, ou au moins espérer que d’elles ne resurgissent pas des violences et des injustices ?  Sur quel chemin pourrions-nous nous engager ? Cette terre marquée par la violence et le feu nous voudrions tenter, simplement et modestement, de l’irriguer de larmes chargées de désirs de tendresse et de paix. Oui, rien de moins : irriguer cette terre de larmes chargée de désirs de tendresse et de paix !

Le pape François à Lampedusa, presque au début de son pontificat disait : « nous sommes une société qui a oublié l’expérience des pleurs, du souffrir avec. La mondialisation de l’indifférence nous a ôté la capacité de pleurer. » (8 juillet 2013) Le mal est peut-être devenu une chose banale à laquelle nous nous habituons. À cela contribuent ces scènes d’horreur que distillent jour après jour nos écrans, nos télévisions, nos tablettes, nos supports de communications. Nous sommes dans cette « banalité du mal » qui a été aussi analysée en un autre temps, plus proche de nous que ce temps des « bonshommes », cette banalité du mal analysée par Annah Arendt. Au regard du moyen âge vers lequel nous tournons aujourd’hui nos yeux, nous pourrions dire : « autre temps autre mœurs » et juger qu’il s’agissait d’une période vraiment très rustre, peuplée de brutes épaisses. En réalité c’était un temps marquant un des sommets de nos civilisations ; un temps de recherche intellectuelle, philosophique, théologique, mystique intenses ; le temps de l’amour courtois, le temps de la noble chevalerie. Et pourtant, dans ce temps, des horreurs d’injustice, de violence, de haine et enfin d’extermination ont pu surgir. Alors nous demandons la capacité de pleurer, pour hier et aussi pour aujourd’hui. Cette capacité nous l’implorons auprès du Seigneur, comme une grâce (« la capacité de pleurer est une grâce » disait aussi le Pape François). Nous n’avons pas le pouvoir de provoquer les larmes ou l’émotion face au malheur de nos frères,  et  nous demandons donc au Seigneur de briser la glace de nos indifférences et d’être capables de pleurer face à l’injuste souffrance.

Il y a dans le prophète Isaïe des textes magnifiques. Celui-ci par exemple au chapitre 45 (Is 45,8) « Cieux, répandez d’en haut votre rosée et que les nuées fassent descendre la justice. » Oui, vraiment que la pluie de nos larmes éteigne ces flammes d’injustice !  Les moines ont coutume de chanter en grégorien ces versets du prophète Isaïe comme hymne du temps de l’Avent. « Roráte caeli désuper, et nubes pluant iustum. »

Et ensuite, toujours dans cette hymne, reprenant encore les paroles du prophète dans un autre passage (Isaïe 40,1), c’est la consolation qui est appelée et elle est produite par cette pluie de larmes qui tombe du ciel. C’est bien cette consolation que nous recherchons nous-aussi aujourd’hui. Les moines la chantent ainsi : « Consolámini, consolámini, pópule meus… »

La consolation est ce dont nous avons besoin après le temps de la souffrance et de l’horreur. « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ». Nous voudrions déposer un baume de consolation en faisant l’offrande de nos larmes. Il y a des choses que nous ne pouvons voir qu’après avoir lavé nos yeux avec des larmes. Henri Lacordaire, restaurateur en France de l’Ordre des Prêcheurs, écrivait ceci : « il y a des choses que l’on ne voit comme il faut qu’avec des yeux qui ont pleuré. »

Oui, sans doute nous faut-il trouver ou retrouver des chemins d’émotion pour faire disparaître ou atténuer notre indifférence par rapport à la souffrance de nos frères. Comment des hommes et des femmes, qui écoutaient à longueur de journée l’Évangile et ce double commandement de l’amour de Dieu et l’amour du prochain, ont-ils pu collectivement se trouver dans une indifférence absolue, une déshumanisation de l’autre, au point d’accepter de voir mourir dans des bûchers des frères et des sœurs de leur terre (et peut-être partageant plus ou moins la même foi qu’eux) ? Rien ne justifie la mort d’un frère en humanité. Le Pape François s’adressait aux jeunes réunis pour les Journées mondiales de la jeunesse  sur le Campus Miséricordiae à Cracovie, le 30 juillet 2016 de cette année, en ces termes: « chers amis je vous invite à prier ensemble afin qu’une fois pour toute, nous puissions comprendre que rien ne justifie le sang d’un frère, rien n’est plus précieux que la personne que nous avons à côté. »  Oui, rien ne justifie le sang d’un frère ! Qu’il ne pense pas comme nous, qu’il ne partage pas la même conviction de foi ou de non foi, qu’il diffère dans son approche de la réalité politique, anthropologique, sociale, rien ne justifie le sang d’un frère. Prenons bien conscience du fait aussi que la « simple » volonté d’exclure l’autre ou de le marginaliser, nous conduira insensiblement et immanquablement à l’idée de le faire radicalement disparaître.

Alors, amis, que nos larmes, que nous ne savons pas toujours retenir, puissent aussi laver notre regard et nous libérer de cet aveuglement qui nous empêchait hier et qui nous empêche encore aujourd’hui parfois, de voir dans cet autre qui est en face de nous, sur notre trottoir, dans une embarcation de fortune, un frère à aimer. Si notre regard nous fait voir dans l’autre un frère à aimer, cet autre ressuscite, reprend vie, se relève. C’est Christian Bobin qui avait cette formule magnifique : « être vivant c’est être vu, entrer dans la lumière d’un regard aimant ». Celui auquel nous étions indifférents, (au regard de sa souffrance et même à sa mort), si notre regard est lavé par les larmes et que nous voyons en lui un frère à aimer, alors il se remet debout. On le relève. Alors on revient sur ce qui pouvait sembler irrémédiable, la mort d’un frère. C’est un mystère de résurrection. En irriguant de nos larmes cette terre de blessure et de mort, nous rendons à la vie nos frères d’hier, nous leur restituons leur dignité. Et aujourd’hui nous pouvons rendre à la vie ceux et celles, si nombreux, objet de notre indifférence.

Quelques vers encore d’un troubadour s’exprimant sur cette période troublée du XIIIè siècle :

Feuille ni fleur, été ni hiver
Ne font chanter, ou cesser de chanter
Mais je chante lorsque j’entends
Les heureux augures qu’on tire de la paix du comte
Avec l’Église et le Français
….
On doit dans la cour d’un roi trouver de l’équité
Et dans l’Église de la miséricorde à pardonner les plus grandes fautes
Selon l’Écriture
….
Paix bonne et solide, faite de bonne foi
Entre bonnes gens bien résolus d’oublier le passé
Et de lier une étroite amitié,
Me plaît fort
Mais non une paix forcée : car de mauvaise paix
Il naît plus de malheur que de bien

Ce que ce troubadour découvrait, saurons-nous, nous aussi le découvrir et le vivre pour aujourd’hui pour notre temps (parce que c’est bien ce temps-là qui nous est donné). Pour notre temps nous avons sans doute à nous mettre à l’école des poètes et des troubadours, des gens au cœur sensible, capables de laisser échapper leurs larmes et leurs vers, et leur art, pour ouvrir de nouveaux horizons de paix et de Convivencia. Cette culture, cet art de vivre en harmonie, correspond à l’identité aussi de cette terre occitane. Si nous faisions vivre à cette culture de Convivencia, aujourd’hui et maintenant, sur la base de nos engagements un avenir radieux et pacifique, alors se lèverait devant nous un nouvel horizon, alors les rameaux d’olivier, de laurier, pourraient reverdir. Il nous appartient de poser un regard sur le passé, et d’ouvrir sur notre présent et sur notre avenir, de nouveaux chemins d’amour, d’amitié, de tendresse et de miséricorde et jamais – plus jamais – de violence et de haine.

+ Jean-Marc Eychenne – Évêque de Pamiers, Couserans et Mirepoix