La poésie, planche de salut !

par | 5/06/2020

 

La poésie, notre refuge

 

S’il est vrai, selon la formule de William Somerset Maughan, que  « seuls l’amour et l’art rendent l’existence tolérable« , alors cette chronique de Christiane Rancé, sur ce « besoin de poésie » qui nous parfois animé au cœur de cette période de confinement, sera pour nous éclairante. Peut-être y découvrirons-nous des choses que nous avons ressenti mais que nous ne savions pas exprimer.

(chronique de Christiane Rancé – La Croix – 4 juin 2020)

Gilbert Lely disait de l’œuvre de Lautréamont qu’« elle est la seule qui pourrait être feuilletée sans ridicule une heure avant la fin du monde… »

Une heure avant la fin du monde : c’est le sentiment que beaucoup d’entre nous ont éprouvé pendant le temps de confinement. Et avec cette impression, un immense besoin de poésie. J’entends par là, la soif d’une vérité de parole dont nous pensions, hier encore, que nous pouvions la liquider sans état d’âme. Nous avions la certitude qu’en troquant la profondeur pour la frivolité, la joie pour le plaisir, l’être pour l’avoir, nous serions débarrassés à jamais des questions qui fâchent et des inquiétudes de l’âme. Mais, réduits au silence et à l’immobilité, privés de tout ce qui nous tenait lieu de distraction et de tranquillisant, et dès lors contraints à nous chercher – qui étions-nous, que voulions-nous –, nous avons su que rien de ce qui nous était imposé comme les clés du bonheur n’aurait jamais le pouvoir de nous consoler.

Mais la poésie, oui, elle a ce pouvoir. Yves Bonnefoy l’avait évoqué lors d’une de mes visites rue Lepic, il y a quelques années. Lui qui se défendait de croire en Dieu et parlait volontiers des peintures gothiques, de Byzance et de Fra Angelico, m’avait répété ce qu’il avait écrit dans un chatoiement de formes différentes, mais toujours avec la même lumière : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. »J’avais été éblouie par la formule et ce qu’elle ressaisissait d’évidence : la poésie nous offre un refuge lorsque nous voulons entendre ou dire, au plus juste, ce que nous voyons dans notre traversée du temps et de ses tragédies. De là que la Poésie est le contraire de la parole marketing, le contraire des fausses informations, le contraire de la propagande politicienne. Les politiques le savent qui ont mis à mal nombre de poètes, ainsi, pour le seul XXe siècle, Ossip Mandelstam en URSS, Robert Desnos en France, et tant d’autres, de Paul Celan à Anna Akhmatova. Comme le temps, elle est complice de la vérité, de là la tentation de la nier, d’interdire ses perspectives.

De là encore qu’elle s’oppose à « l’horreur économique », comme l’a exprimé Rimbaud, et nous ramène à la vérité de la parole. Elle rend aux mots l’âme de ce qu’ils nomment une âme toujours intacte, souligne encore Yves Bonnefoy (1). C’est la raison pour laquelle, nous en ressentons le besoin, en ces temps plus que jamais. En cela, la Poésie partage avec la religion et le sacré, sans se confondre avec eux, le pouvoir de nous replacer à la fois dans ce qu’il y a de plus concret et de plus ineffable : elle nous unit, par le verbe, aux émotions du monde.

Aujourd’hui, où je parle d’elle, je voudrais rendre deux hommages. Le premier, à mon cher ami Salah Stétié, qui m’avait dit qu’à ses yeux toute femme était Marie. Il a disparu le 19 mai dernier et repose désormais au côté de Blaise Cendrars, qu’il admirait. Salah Stétié a fêté le poète comme un voyageur « témoin de l’essentiel » (2). Libanais, il a reverdi, en français, le dialogue immémorial entre poésie et mystique, Orient et Occident, éclairant tour à tour chacun des deux à la lumière de l’autre. L’Orient à celle du Romantisme allemand, l’Occident aux lueurs de Byzance. Musulman, sunnite, il était proche des chrétiens et souffrait dans sa chair qu’on tue au nom de sa religion ; il donnait à son refus une raison précise, une raison de poésie : l’amour de la vie.

Mon deuxième hommage est pour Jean Lavoué, poète et essayiste, et le très beau livre (3) qu’il a consacré au poète breton René Guy Cadou, (1920-1951) qui avait consolé sa femme et ses amis de sa mort à 31 ans par ces mots : « Le temps qui m’est donné, que l’amour le prolonge. » Voilà, ressuscitée sous la plume de Jean Lavoué, l’œuvre prolongée de ce jeune homme, qui a accompli le vœu de Bonnefoy : « Réunir, identifier presque la poésie et l’espoir. » Ce qui émeut dans ce livre, c’est aussi ce passage de témoin d’un poète à l’autre, de celui qui, doté « d’une puissance d’éveil sans pareil » devient pour le second, Jean Lavoué, « un témoin privilégié de ce qu’être habité par le mystère de l’Autre signifie et signifiera de plus en plus en ces temps de croyances vacillantes ».

« Mon Dieu, éveille-Toi, je suis Ton serviteur », priait René Guy Cadou. Il convient de déchiffrer ce poème à la façon que préconisait Armel Guerne :

« On ne lit pas un poète pour se prendre aux paroles, se captiver aux mots, mais pour aller où ils disent : l’œuvre n’est pas en eux, mais dans l’itinéraire vivant dont ils sont la légende. »

(1) L’Improbable, Folio, Gallimard.

(2) En un lieu de brûlure, Bouquins, Robert Laffont.

(3) René Guy Cadou, La fraternité au cœur, blog « L’enfance des arbres ».

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Puisque Jean Lavoué est cité dans cet article et qu’il nous a gratifié quotidiennement, durant le confinement, de mots lumineux sur sa page FaceBook, voici un de ses poèmes :

UN SOURIRE ANNONÇANT L’ÉTÉ

Quelle joie de retrouver l’écriture et la marche

Jaillies du même accord

Ce concert où tout respire

Le chant du rouge-gorge du pinson de l’alouette

L’ombre des tourterelles

La légèreté du sang qui coule dans nos veines

La fluidité de l’air

L’insouciance des passants

Les sourires retrouvés

Les bavardages tranquilles

Les nappes sur les rives et les paniers offerts

Le printemps nous accueille

Avec ses joues en fête et ses habits de feuilles

Les eaux dormantes sont là attendant la marée

Tout va à l’amble de nos âmes

Du vol de la mésange

À l’aile des châtaigniers

Nous voici revenus à l’aube de nous-mêmes

Accordés aux chemins aux écluses aux fontaines

Capables de grands vents ou de brises adoucies

De ciels et de nuages

De soleil et de pluies

Nous sommes assoiffés de vert et de chevaux

De dunes et de rivières

De plages constellées de cris d’oiseaux de mer

Nous sommes faits pour les rivages

Pour la vague et pour le large

Pour l’offrande des forêts

Le secret des déserts

Les exils sans limites

Nous allons à grands pas vers des matins d’enfance

Où la nuit en tremblant nous aura visités

Nous sommes de ce pays sans bornes et sans frontières

Où la vie revenue nous prodigue un sourire

Nous annonçant l’été.

   Jean Lavoué, 16 mai 2020