De l’inutilité (ou l’utilité) des arguments théologiques ou spirituels dans le débat public.

Le débat public a été récemment animé (et le sera peut-être à nouveau) par une question visant à clarifier la question de savoir si l’exercice du culte pouvait être considéré, en période de fortes restrictions des libertés publiques, comme un besoin de « première nécessité », ou « essentiel ».

Le catholique que je suis (ou que je m’efforce d’être) n’a pas de doute sur ce point : la célébration de l’Eucharistie, lors du rassemblement dominical, n’est pas une activité annexe, périphérique ou encore secondaire, de ma vie chrétienne, elle en est le centre, la source et le sommet.  Avec Saint Paul, je peux dire : « Ma vie aujourd’hui dans la condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. » (Ga 2, 20). Cette affirmation est l’expression d’une expérience spirituelle intérieure extrêmement forte.

Mais comment, dans une société riche d’une grande diversité de croyances et de convictions philosophiques, m’est-il possible d’argumenter, pour que ce besoin qui est en moi (besoin de pouvoir vivre l’ἐκκλησία, Corps du Christ) puisse être entendu et satisfait ? Comment puis-je attester de cette expérience, qui est d’abord spirituelle, avec des arguments qui soient de raison et non pas seulement théologiques ? Nous comprenons bien en effet que si pour un croyant une « révélation » intérieure (appuyée souvent sur sa Tradition Écrite), se situe au sommet de ce qui fait autorité quand une décision est à prendre, il en est tout autrement pour les autres. Pour ceux qui ne partagent pas ma foi, ce qui pour moi est fondamental peut parfois être perçu pour une excentricité, que l’on peut regarder avec bienveillance, mais à laquelle on accordera que peu de crédit. Cela tient au fait, qu’au fond, l’expérience spirituelle est par nature invisible et intransmissible. Il est presque impossible d’en rendre compte de façon probante auprès de celui qui n’y a pas accès. Tout au plus il respectera cette émotion perceptible qui nous envahit, cette souffrance dont nous témoignons, mais il ne pourra rien affirmer de sa source, qui restera pour lui douteuse.

Pour être compris de l’autre il me faut parler son langage. Or l’outil de communication et de compréhension mutuelle dont nous disposons, en particulierdans une société non unifiée culturellement, est la raison, et elle seule. La Pape Jean-Paul II a clairement abordé cette question dans sa lettre « Fides et Ratio » du 14 septembre 1998. Retenons simplement le passage suivant de ce document (qu’il serait bon de relire en intégralité, tant il est éclairant) : « Par une argumentation fondée sur la raison et se conformant à ses règles, le philosophe chrétien, tout en étant toujours guidé par le supplément d’intelligence que lui donne la parole de Dieu, peut développer un raisonnement qui sera compréhensible et judicieux même pour ceux qui ne saisissent pas encore la pleine vérité que manifeste la Révélation divine. » (n° 104)

Saint Paul a expérimenté la grandeur et les limites de cette démarche lorsqu’il est intervenu devant l’Aréopage à Athènes (Ac 17, 16-34). Tant qu’il reste sur le terrain de la philosophie religieuse l’écoute est bonne, puis il affirme sa foi en Jésus Fils de Dieu, Ressuscité. Il se produit alors un revirement : « Quand ils entendirent parler de résurrection des morts, les uns se moquaient, et les autres déclarèrent : « Là-dessus nous t’écouterons une autre fois. » C’est ainsi que Paul, se retirant du milieu d’eux, s’en alla. »
Dans notre société, plurielle, nous appuyer sur la Bible, les Père de l’Église, les enseignements du Magistère, le témoignage de nos motions intérieures, ne permet pas de gagner l’adhésion intellectuelle. Il nous faut traduire nos convictions et nos espérances en arguments rationnels audibles par tous ; nous devons nous engager dans des débats de nature philosophiques, éthiques, anthropologiques, ou juridiques parfois. C’est exigeant, certes, et cela demande beaucoup d’investissement, mais c’est indispensable. Si nous ne sommes que dans démarches d’attestation de ce qui importe pour nous, nous serons ramenés à un groupe de pression parmi d’autres, qu’il faudra satisfaire, ou non, en fonction de visées plus ou moins électoralistes.

Que nous puissions, dans le débat public, dire notre enracinement dans la foi, précisons-le, est cependant légitime et utile. On peut penser, par exemple, selon une antique tradition, que la conversion de Saint Denis (dit l’Aréopagite) à quelque chose à voir avec le témoignage (Ac 17, 34) qu’a donné Paul à Athènes, de sa foi en dans le Ressuscité (tout comme il est probable que la conversion de Saint Paul s’enracine en partie dans les paroles prononcées par Etienne au jour de sa lapidation). Cependant, si attester de sa foi, y compris dans le débat public, peut avoir du sens, nous devons affirmer que ce n’est absolument pas suffisant pour gagner l’assentiment de la majorité de nos interlocuteurs. Il est indispensable de s’engager, même lorsque cela peut sembler non fructueux, dans un dialogue rationnel et bienveillant. En outre, cette bienveillance est, en elle-même, aussi un témoignage. « (Le christ) Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 22, 34) « (Étienne) Seigneur, ne leur impute pas ce péché. » (Ac 7, 60)

+ Jean-Marc Eychenne – Évêque de Pamiers, Couserans et Mirepoix

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