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Notre frère et ami, Jean-Marc Aveline, vient d’être crée (c’est l’expression consacrée) Cardinal. J’attire votre attention sur l’interview qu’il a accordée à François Vayne, pour l’hebdomadaire italien Famiglia Christiana ; tout comme sur l’homélie qu’il a donnée en l’Église Saint Louis des Français. La vision du monde, de l’Église, de la vie chrétienne, et des ministères, transpirant de ses paroles, nous donne cette tranquille sérénité dans la foi pour aborder la nouvelle année pastorale.

Bonne lecture et bonne écoute.

+ Jean-Marc Eychenne – Évêque de Pamiers, Couserans et Mirepoix.


Entretien avec le cardinal Jean-Marc Aveline, publié en italien dans l’hebdomadaire Famiglia Cristiana du 26 août 2022.

. Éminence, nouveau cardinal français nommé par le Pape François, vous êtes à la tête d’un important diocèse méditerranéen où la culture du dialogue est une réalité quotidienne. Quels sont les principaux défis que relèvent actuellement l’Église qui est à Marseille et sur quels sujets votre expérience ecclésiale locale peut-elle éclairer l’Église universelle? 

Ce qui caractérise à mes yeux Marseille, c’est qu’elle est une ville frontière, à la fois européenne et méditerranéenne, à la fois une métropole reliée aux autres grandes villes de France et d’Europe, et un port ouvert sur la mer. C’est probablement l’une des dernières grandes villes cosmopolites du pourtour méditerranéen : par le passé, Alexandrie, Beyrouth ou encore Istanbul ont été beaucoup plus diversifiées culturellement et religieusement qu’elles ne le sont aujourd’hui. La cité phocéenne, depuis longtemps considérée comme la « Porte de l’Orient » et dont le mythe fondateur repose sur les épousailles entre une autochtone celto-ligure et un marin phocéen, est aussi devenue aujourd’hui une « Porte de l’Occident » pour de nombreuses personnes migrantes ou réfugiées.

C’est la raison pour laquelle l’exigence du dialogue est grande à Marseille, un dialogue toujours nécessaire bien que souvent difficile. À mes yeux, deux défis majeurs marquent aujourd’hui notre ville : celui de la précarité, qui s’est encore accentuée depuis la pandémie, et celui de la violence, de plus en plus redoutable, liée aux trafics de drogue et à la gangrène des réseaux mafieux.

Néanmoins, j’estime que Marseille est un laboratoire instructif et passionnant pour l’Église universelle. Beaucoup d’étudiants chrétiens, qui viennent y passer toute une année de césure ou bien quelques semaines au service des plus pauvres, ne s’y trompent pas. Rien que cet été, plus de trois cents sont accueillis dans les diverses implantations de la Fraternité Bernadette et du Rocher. Quand on arrive en bateau sur le Vieux-Port, le quai central porte le nom de « Quai de la Fraternité » : c’est tout le programme de cette ville et tout le défi de notre Église !

. Marseille est parfois vue comme le Chicago des années trente, avec ses mafias et ses gangs, la violence dans les quartiers, la drogue… Vous aimez pourtant viscéralement cette ville, pourquoi est-elle si belle à vos yeux, malgré ses plaies? Pouvez-vous nous la décrire avec ce regard de foi qui caractérise votre mission de pasteur?

C’est vrai que j’aime cette ville, malgré tous les défauts que vous énumérez, et auxquels on pourrait en ajouter d’autres ! Pourquoi ? Peut-être parce que c’est une ville qui vous change, lorsque vous commencez à l’aimer. Elle vous oblige à développer en vous le sens de l’accueil, le sens de l’humour et le sens de la foi.

Le sens de l’accueil, parce que tout Marseillais d’aujourd’hui est le fruit d’une immigration plus ou moins lointaine. On peut devenir Marseillais du jour au lendemain ; mais pour le rester, il faut accepter que nul ne puisse décliner son identité sans reconnaître une part d’altérité qui lui est constitutive. Et cette dialectique entre identité et altérité nous apprend l’art de vivre ensemble, car ce qui nous unit, c’est d’accepter d’être différents !

J’ajoute le sens de l’humour aussi, parce qu’il y a une chose qui m’a toujours fasciné : c’est la capacité des gens d’ici à se mettre en scène, à transformer la vie quotidienne en scène de théâtre, dans les circonstances les plus ordinaires, dans le bus, chez les marchands, dans la rue, etc. Non pas pour fuir le réel, mais au contraire pour que le réel ne nous écrase pas, parce que l’humour aide à traverser sans les renier les nombreuses difficultés de la vie.Marcel Pagnol l’avait bien compris ! L’humour n’est pas l’ironie, et c’est souvent pour préserver sa pudeur que le Marseillais est volontiers volubile !

Et enfin le sens de la foi. À Marseille, que l’on pratique ou non une religion, on sait qu’il y a des choses qui nous dépassent et nous obligent à rester humbles, que ce soit la mer, symbole d’une nature fascinante et indomptable, ou la Bonne Mère, symbole pour tous d’un divin bien présent, que l’on sait devoir respecter parce qu’un jour ou l’autre, on découvre qu’il fait partie de la profondeur de notre humanité.

Qui ne comprendra qu’il y a là, dans ces trois sens de l’accueil, de l’humour et de la foi, quelques belles « pierres d’attente » pour l’annonce de l’Évangile ?

. Quelle sera la participation de l’Église qui est à Marseille lors du Synode d’octobre 2023 à Rome, quelles propositions ferez-vous remonter des échanges synodaux qui se sont déroulés ces derniers mois dans votre diocèse? 

Sur ce sujet du Synode, j’estime que la chose vaut mieux que le mot ! Plutôt que d’en parler en théorie, mieux vaut s’efforcer de le vivre à tous les étages de la vie ecclésiale, à commencer par les paroisses et les petites communautés. « Synodal » ne devrait pas, au bout du compte, signifier autre chose qu’« ecclésial », lorsque l’Église, comme l’y invitait déjà le concile Vatican II, se sera affranchie d’un fonctionnement trop exclusivement hiérarchique.

Avec ce Synode de 2023, nous sommes dans un processus qui me paraît presque aussi important qu’un concile, à la différence que le pape François a voulu que la parole soit d’abord donnée à tout le peuple de Dieu. À Marseille, nous avons veillé à ce que la parole circule au maximum et nous avons apporté notre contribution à l’échelon national, comme cela était demandé. La synthèse pour la France reflète bien, à mes yeux, ce qui a aussi été vécu à Marseille.

On voit donc déjà, dans cette synthèse, se dessiner quelques lignes de force, mais on voit aussi apparaître quelques limites. Celle qui m’interpelle le plus, c’est que, à Marseille comme ailleurs, ceux qui ont participé aux groupes synodaux sont pour la plupart des fidèles d’âge mûr, et moins des jeunes, même si nous avons essayé de leur donner la parole. Or une photographie des seuls grands-parents ne donne pas une image juste de la famille et de son dynamisme !

En outre, je pense que le synode n’a pas encore pu donner tous ses fruits parce qu’il s’est beaucoup intéressé, pour l’instant, au fonctionnement. Et c’est vrai que nous avons beaucoup de progrès à faire pour que la participation de tous soit rendue possible dans la communion ecclésiale. Mais la raison d’être de l’Église, ce n’est pas de se regarder fonctionner : c’est plutôt de servir la relation d’amour de Dieu pour le monde (Jn 3, 16) en vivant et en annonçant l’Évangile du salut. Ce basculement du fonctionnement interne vers la mission n’a pas encore assez équilibré, à mes yeux, la dynamique synodale qui est en cours.

. Vous êtes le premier évêque métropolitain français né en Algérie. Comment votre histoire personnelle, liée à l’exil, vous aide-t-elle dans votre ministère épiscopal aujourd’hui? 

Nous sommes tous marqués par nos histoires personnelles, par les rêves qui les ont portées et les blessures qui les ont mûries. La mienne, c’est vrai, a connu très tôt un exil. Même si j’étais bien trop jeune pour comprendre ce que ma famille vivait, que ce soit la colère de ceux qui nous rejetaient ou le mépris de ceux qui ne nous attendaient pas, j’ai gardé dans mon cœur la conscience d’une certaine précarité de l’existence et du besoin que chacun peut éprouver, à certains moments de sa vie, de la bienveillance et de la bonté des autres.

J’essaie de ne pas oublier cela aujourd’hui, dans la charge ecclésiale qui est la mienne, dans une ville où les exilés ne manquent pas et où l’on sait d’expérience que l’accueil a un prix qu’il ne faut pas sous-estimer, mais que la main tendue est toujours plus bénéfique que le poing fermé.

. Vous êtes connu comme un théologien du dialogue interreligieux, marqué par l’exemple des martyrs de Thibirine dont vous avez beaucoup travaillé les écrits, avec l’équipe de l’Institut Catholique de la Méditerranée, dont vous êtes le fondateur. Comment faire comprendre en quelques mots le caractère essentiel de ce dialogue à ceux qui parmi les catholiques ont peur de l’islam et se replient dans des pratiques religieuses identitaires et passéistes?

Il faut d’abord reconnaître que la pluralité religieuse, dont nous faisons très concrètement l’expérience aujourd’hui, est un fait. On peut s’en réjouir ou s’en affliger, mais le fait est là ! Et pour nous, c’est surtout la présence de l’islam qui, comme vous le soulignez, pose le plus question.

Pour ma part, j’encourage les catholiques qui sont en relation avec des musulmans (dans la vie professionnelle, dans les relations de voisinage, etc.) à vivre simplement leur foi chrétienne, à en témoigner joyeusement et à ne pas se dérober si une question leur est posée à ce sujet. Je les encourage également à bien se former sur leur propre foi, notamment sur ce qui en constitue la charpente, à savoir la confession christologique et trinitaire, afin d’être mieux équipés pour vivre la mission de l’Église.

En résumé, on peut dire que, dans le processus de la mission, l’annonce est l’objectif du dialogue, mais le dialogue est la condition de l’annonce. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de vrai dialogue sans désir de témoigner de ce qui me fait vivre, mais qu’il n’y a pas davantage de vraie annonce sans écoute de ce que l’autre me dit de sa recherche et de ses convictions.

Je pense qu’il ne faut surtout pas renoncer à annoncer l’Évangile à nos amis musulmans, qui ont, comme tous nos frères et sœurs en humanité, le droit de recevoir la Bonne Nouvelle du salut. Toutefois, comme l’a souvent rappelé saint Charles de Foucauld, l’essentiel ne passera pas par des paroles mais plutôt par le témoignage de sainteté de notre propre vie. Efforçons-nous donc d’abord de vivre en cohérence avec ce que l’on voudrait annoncer, de respecter les personnes et leur soif spirituelle, de montrer que nous ne sommes pas des possesseurs de l’Évangile, mais des disciples qui n’avons pas encore fini de nous convertir nous-mêmes à la Bonne Nouvelle du Christ crucifié et ressuscité. Car dans le grand processus de la mission, leur conversion et la nôtre iront toujours de pair ! Et souvent, la rencontre avec des frères en humanité qui ne croient pas comme nous peut nous éclairer sur ce que nous croyons. C’est, entre autres choses, l’immense message de ce qui fut vécu à Tibhirine.

. Vous avez présidé le pèlerinage de l’Assomption à Lourdes cet été. Quelle est la signification actuelle de cette fête mariale selon vous et qu’attendez-vous du sanctuaire pyrénéen au plan pastoral pour l’Église en France et pour l’Église universelle? 

Lourdes a beaucoup compté dans ma vie, depuis mon enfance lorsque nous nous y rendions en pèlerinage avec mes parents, jusqu’à la veille de ce 29 mai dernier, où j’accompagnais les pèlerins de Marseille et où, mystérieusement, j’avais été habité d’une instante prière : celle de ne pas laisser les soucis de la vie de l’Église étouffer en mon cœur la joie de l’Évangile. Je ne savais pas que le lendemain, le Pape me désignerait parmi les futurs cardinaux… Ce pèlerinage du 15 août a donc été pour moi une grande action de grâces !

C’est aussi un pèlerinage national. Je suis persuadé qu’aujourd’hui plus que jamais, la France a besoin d’espérance, de « pèlerins d’espérance ». En ce sens, la fête de l’Assomption nous offre une certaine plénitude d’espérance, puisque nous célébrons le fait qu’une femme, nous précédant tous, soit entrée avec notre humanité dans la vie même de Dieu !

Enfin, ce pèlerinage national est marqué cette année par la proximité de la guerre en Europe et la fragilité de la paix dans le monde. Devant la Grotte, nous étions en communion avec les chrétiens d’Ukraine, si attachés au sanctuaire marial de Zarvanytsia. Et nous avons demandé à la Vierge Marie, elle que les chrétiens russes vénèrent à travers l’icône de Notre-Dame de Kazan, d’aider tous les peuples à bâtir la paix.

. Le Pape souhaiterait, dit-on, se rendre à Marseille, alors qu’il n’est pas encore venu officiellement en France depuis son élection. Il aurait même songé canoniser Charles de Foucauld dans cette ville, avant d’y renoncer. Pensez-vous qu’une visite pontificale dans la cité phocéenne est encore possible, l’avez-vous nouvellement invité?

Je sais que le Pape aimerait venir à Marseille. Maintenant que la période électorale est terminée en France, je compte en reparler avec lui dès que possible. Et je prie pour que, malgré ses soucis de santé, il puisse venir délivrer à Marseille un message important pour la France, pour l’Europe et pour la Méditerranée. Je sais que les Marseillais, mais aussi beaucoup de fidèles en France, se joignent à cette prière. Je l’ai confiée aussi aux pèlerins de Lourdes!

Propos recueillis par François Vayne