Loi pour l’euthanasie : désolé, ça ne passe pas !
Nous avons besoin de réfléchir très sérieusement à ces questions. Le ton inhabituel de notre auteur nous y aide. Je me permets de retranscrire cet article de La Croix avec une certaine liberté (au regard des droits), mais je suis certain que ni l’auteur, ni le média, ne m’en tiendront rigueur car il y ici urgence à œuvrer au bien commun.
(publié par La Croix – le 5 avril 2021)
Désolé, ce n’est pas mon style habituel.
D’habitude, je m’astreins à une calme argumentation, menée en raison, entre personnes capables de poser clairement les questions, d’accepter le débat contradictoire, ou encore, comme dit Hannah Arendt, « d’attirer dans l’espace du dialogue ce que l’on est enclin à taire, d’en faire quelque chose qui mérite qu’on en parle et ainsi, de transformer, d’élargir, d’aiguiser tout dans la parole et dans l’écoute[1] » Les projets et les arguments sont là depuis longtemps. Il faudrait réexpliquer, toujours et encore. Patiemment. Calmement. Remettre de la raison devant la fascination du pouvoir de la mort et face aux tourbillons des désirs de mort. D’autres le font encore. Merci à eux.
Mais, là, désolé, ça ne passe pas, ça bloque. Il faut autre chose pour parler des nouvelles propositions de loi sur l’euthanasie[2]. Pourtant, elles ont un air de déjà-vu. Mais ça ne passe pas parce que ça dépasse les bornes de la décence et celles de la raison. Alors, que dire ?
Désolé, ça ne passe pas, ça bloque avec l’indécence
D’abord, ça bloque parce que c’est indécent. Plus que jamais à ce moment-là et dans ces conditions-là. Est-ce si difficile à comprendre, à sentir ? Sentir ne s’oppose pas à raisonner. Le sentir est le compagnon de la raison civilisatrice, celle qui ne se contente pas de calculer. Il suffirait donc de sentir que ça ne convient pas. Sentir qu’on ne parle pas de la mort – et, en plus, de la mort provoquée par un médecin – à la dérobée. On ne parle pas de la mort comme ça.
Pas comme ça, avec un tel acharnement juridique. Pas comme ça, dans une petite niche parlementaire aussi étroite qu’une urne funéraire. Pas comme ça, même si c’est pour ouvrir cette niche trop resserrée au grand débat à ciel couvert de la prochaine présidentielle.
Pas en ce moment, quand les soignants s’exténuent encore à sauver des vies. Et ils ne sont plus applaudis. On les applaudira à nouveau, peut-être, quand ils consentiront enfin, si jamais le Conseil de l’Ordre des médecins était d’accord, à donner ce dernier grand cadeau qu’ils sont censés retenir jalousement dans leurs mains : la mort. Ce sera la vraie fin de leur privilège. La vraie fin du « paternalisme médical » (AN-3755, p. 4). Ce cadeau, on y a droit. Non, ça ne passe pas.
Pourtant, sentir, ça s’apprend. Il suffit d’écouter les familles endeuillées qui, en pleine pandémie, ont pleuré un être aimé. Pas de paroles, pas de gestes, pas de signes, pas de rites, peut-être seulement, comme seule relique, une photo prise par un médecin, une infirmière, une aide-soignante. Ils ont senti, tous ces soignants, que ça convenait pour cette famille-là. Ils ont tenté de mettre de la décence dans le tragique, de trouver les mots et les gestes qui conviennent.
Sentir ce qui convient, ça s’apprend. Il suffit de passer quelques jours dans un service hospitalier ou un service de soins palliatifs, d’accompagner l’ambivalence des demandes de mort, de voir se succéder les plongées dépressives et les remontées patientes grâce à la persévérance des soignants. Comme à la fin d’une pièce de théâtre, ils ne s’inclinent devant la mort qu’à la fin du dernier acte. Avant le clap de fin, ils continuent à jouer le grand jeu de la vie avec beaucoup de compétences, d’inventivité, de cœur. Ils donnent la réplique ; ils donnent de la place aux proches. Comme ils peuvent, dans la fatigue du soin, ils font ce qu’il convient pour rester humain. Jusqu’au bout.
Est-ce si difficile à sentir ? Je me méfie pourtant des larmes faciles et des grandes indignations mais, là, c’est trop. Voter, ce n’est pas casser le grand jeu vital des soignants mais le soutenir, leur permettre d’apprendre encore mieux à soulager, les laisser souffler un peu mieux entre deux actes, leur payer un peu mieux leurs entractes pour qu’ils vivent un peu mieux avec leurs proches. Vous n’allez quand même pas leur faire ce coup de théâtre-là, en pleine pandémie. Bien sûr, vous avez le droit ; d’ailleurs vous le faites. Mais c’est indécent.
Désolé, ça ne passe pas, ça bloque avec le langage et la conscience
Beaucoup l’ont déjà dit : pour soigner, il faut aussi prendre soin du langage. Là, le langage est bien malmené ; il va bientôt être malade. Les propositions de loi créent l’expression « assistance médicalisée active à mourir » (AN-3806) ou, tout simplement, « aide active à mourir » (AN-3755). Est-ce honteux de dire « suicide médicalement assisté » ou « euthanasie » ? Le CCNE a donné une définition pourtant claire de l’euthanasie : « un acte destiné à mettre délibérément fin à la vie d’une personne atteinte d’une maladie grave et incurable, à sa demande, afin de faire cesser une situation qu’elle juge insupportable[3]» Le « suicide médicalement assisté » met aussi délibérément fin à la vie. Un acte qui « met délibérément fin à la vie » et qui ne se contente pas de fournir une simple « assistance ». Il faudrait être capable de le dire clairement à la face de tous les citoyens, sans honte.
Jusqu’à présent, les équipes soignantes font aussi, d’une tout autre façon, de « l’assistance médicalisée active à mourir » : elles cherchent à soulager par tous les moyens possibles et avec beaucoup d’attention dans le respect de l’éthique. Elles ne sont pas passives, elles non plus, mais elles ne mettent pas « délibérément fin à la vie ». Elles peuvent le dire clairement, elles, à la face de tous les citoyens. Elles n’ont pas honte. Ce n’est pas la même chose.
Oui, le mot « euthanasie » est un gros mot chargé d’histoire. Comme le mot « eugénisme » d’ailleurs. Mais ce n’est pas une raison pour les éliminer avec la bonne conscience de supprimer le fameux risque de reductio ad Hitlerum. Il faut rester calme et précis avec ces gros mots. Mais les mots disent ce qu’on fait ou ce qu’on pourrait faire. Il ne faut pas qu’ils trompent les députés ni les citoyens. La sédation, c’est fait pour diminuer la conscience de certains patients qui souffrent trop. Ce n’est pas fait pour diminuer ou supprimer la conscience morale des soignants. Ce n’est pas fait non plus pour faire perdre la conscience de la valeur du langage. La sédation correctement pratiquée, ce n’est pas de l’euthanasie.
Ces derniers temps, bizarrement, Camus est beaucoup cité : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde[4]» Ma grand-mère parlait plus simplement : « Quand on peut pas dire vraiment c’qu’on fait, c’est qu’y a anguille sous roche» La roche imposante du droit ne peut couvrir durablement le louvoiement des consciences. Ça rend malade le langage et l’éthique. La finesse du langage et du discernement éthique, c’est tout autre chose.
En fait, avec le langage juridique adopté, il y a bien une grosse anguille sous roche. La proposition de loi ose écrire : « Est réputée décédée de mort naturelle, en ce qui concerne les contrats où elle est partie, la personne dont la mort résulte d’une assistance médicalisée active à mourir mise en œuvre selon les conditions et procédures prescrites par le présent code. Toute clause contraire est réputée non écrite. » (AN-3806, art . 5, §2). Il fallait vraiment oser : une mort provoquée par un médecin est déclarée « mort naturelle » ! Peut-être que les signataires n’ont pas vraiment lu. Ce serait préférable. Peut-être qu’ils croient en la toute-puissance de la fiction juridique. C’est possible. Mais il reste pourtant un problème. Jusqu’à présent le médecin était censé capable de rendre raison de ses actes en conscience. Il faut sans doute en convenir : ce sera peut-être humiliant d’attribuer à la nature ce qu’on a fait avec un certain effort. Mais le droit sera simplifié : il ne sera plus nécessaire de débattre d’une clause de conscience, ni générale ni particulière. Et puis, il reste encore un autre petit problème : qui va pouvoir remercier les médecins de leurs actions bienfaisantes ? Il faudra plutôt remercier la nature. C’est plus simple. La nature, elle, n’a pas de conscience.
Désolé, ça ne passe pas, ça bloque avec l’éthique médicale
« On meurt mal en France. Ne laissons pas cet adage, trop souvent entendu, se pérenniser sans apporter les corrections urgentes nécessaires» commence par dire l’exposé des motifs de la loi (AN-3806). D’accord. Le rapport Sicard le disait déjà en 2012. Depuis, les députés ont-ils contrôlé le développement des soins palliatifs ? Et puis, si l’on meurt mal, il faudra préciser ce que veut dire « bien mourir ». Et là, ça se complique. Avec le meilleur apaisement possible des souffrances ? Oui, sans doute. En éliminant toutes les souffrances ? Impossible, il restera toujours au moins la souffrance de la mort, et celle des proches qui dure aussi après la mort. Et là, personne n’a encore la solution. Même l’euthanasie n’y peut rien. Désolé, il faut faire avec et l’éthique sert à dire comment on fait pour rester humain, tous ensemble, avec ce constat. On en a besoin. Par exemple, l’éthique régule les abus de langage utilisant le motif de la compassion.
Personne n’a le monopole de la compassion ni du cœur. Faisons donc à tous ce crédit de vouloir soulager la souffrance, et même la souffrance dite insupportable. Mais comment ? Certains ont proposé leur solution : « Toute personne majeure et capable, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, provoquant une douleur physique ou une souffrance psychique insupportable, peut demander à disposer, dans les conditions prévues au présent titre, d’une assistance médicalisée active à mourir » (AN-3806, art. 1, § 2).Bien sûr, il y aura des contrôles, des vérifications : « Le médecin et les praticiens qu’il a saisis vérifient, lors d’un entretien avec le demandeur, le caractère libre, éclairé, réfléchi et explicite de la demande présentée ainsi que l’impasse thérapeutique dans laquelle il se trouve » (AN-3806, art. 2, §3). Problème : être en fin de vie, c’est forcément constater que rien ne peut arrêter le processus ; c’est forcément être dans une impasse thérapeutique car la mort ne se guérit pas. Ça va concerner beaucoup de monde. Il va falloir aussi définir la « phase avancée » pour éviter les dérives. Ça va être compliqué de se mettre d’accord. Et puis, surtout, il va falloir que les deux ou trois médecins consultés – les deux projets n’ont pas le même niveau de sécurité – remettent un rapport dans un délai maximal de deux ou quatre jours – les deux projets n’ont pas le même niveau de rapidité. Bien sûr, c’est facile à trouver deux ou trois médecins qui se mettent à écrire un rapport commun – dont les « conclusions attestent, au regard des données acquises de la science, que la personne malade est incurable, que sa souffrance physique ou psychique ne peut être apaisée, que sa demande est libre, éclairée et réfléchie » (AN-3806, art. 2, §4).
Mais qui va dire qu’une souffrance psychique est in-sup-portableet que la personne est bien libre, éclairée et réfléchie ? Les médecins, les patients, les deux ensemble ? Un logiciel d’intelligence artificielle, un « insupportablomètre » capable de mettre tout le monde d’accord ? Résultat, c’est la demande du patient qui va prévaloir, s’il peut parler. Il est quand même le mieux placé pour évaluer sa propre souffrance psychique. Il pourra même dire au médecin, droit dans les yeux : « Je déclare ma souffrance insupportable et je vous interdis de chercher à me soulager autrement que par l’euthanasie ». Imparable. Le patient aura à la fois le pouvoir d’interdire au médecin de le soigner et de lui commander la mise en œuvre de sa propre mort. Ce sera un progrès médical.
Bien sûr, aucun médecin ne sera obligé de le faire. Il restera la fameuse clause de conscience particulière ou spécifique – celle que l’on veut supprimer dans la prochaine loi relative à la bioéthique. Il faudrait être cohérent. Pour être efficace, puisque le médecin réfractaire aura l’obligation d’adresser le patient à un confrère euthanasieur dans un délai de moins de deux jours (AN-3806, art. 1, §3 ; AN-3755, art. 2, §3), il y aura sans doute des listes, pas forcément enregistrées à la CNIL. Elles finiront sans doute par être semi-publiques pour faciliter le travail en amont. Ce sera un progrès dans l’efficacité et la transparence.
En fait, c’est pourtant assez simple. Il suffit de redire que l’euthanasie n’est pas un soin, que cela ne fait pas partie de la mission du médecin. C’est devenu difficile à comprendre. Alors il faut marteler à nouveau les grands interdits comme le fait régulièrement l’Association médicale mondiale (AMM) : « L’AMM renouvelle son attachement profond aux principes de l’éthique médicale et au plus grand respect de la vie humaine. En conséquence, l’AMM est fermement opposée à l’euthanasie et au suicide médicalement assisté. […] Aucun médecin ne saurait être forcé à participer à une euthanasie ou à aider une personne à mettre fin à ses jours, pas plus qu’il ne devrait être tenu d’orienter un patient à cette fin.[5] » C’est clair. Une association médicale mondiale, c’est quand même plus large que le censé dernier bastion des médecins réfractaires français qui s’opposent au progrès social. Non, l’euthanasie n’est pas compatible avec les soins palliatifs[6]. Eux, ils font toujours du soin, y compris avec les situations limites. Il ne faut quand même pas faire croire à beaucoup qu’ils se défilent. Merci.
Un philosophe a dit que la médecine garde le seuil d’humanité[7]et qu’elle a un rôle spécifique parmi toutes les autres professions. Il a raison. La preuve est que la demande de mort est faite aux médecins. On attend donc qu’ils euthanasient « avec humanité » comme s’ils faisaient un soin. Mais ce n’est pas un soin. On l’a dit. Les Suisses ont inventé un autre système : des professionnels de l’euthanasie en dehors du cadre médical. Il fallait y penser. Ça montre bien qu’il y a un gros problème. En France, on n’est pas forcément des attardés. Une proposition de loi suggère même d’autoriser toutes les solutions en même temps : faire administrer le produit létal par un médecin « dans un établissement de santé public ou privé, à domicile accompagné d’une équipe de soignants spécialisés, ou dans un établissement d’une association agréée par la loi» (AN-3755, art. 1, §2). Il fallait oser la synthèse : ça cumule tous les problèmes éthiques. Alors, ça ne passe vraiment pas.
Désolé, ça ne passe pas, ça bloque avec la fraternité de la République
Au regard de notre histoire récente, ça bloque vraiment. Au sortir des ruines de la Seconde guerre mondiale, les forces de progrès social ont inventé la sécurité sociale[8]. Dans la ruine, ça donnait du souffle de vie, de la confiance dans les autres, de l’union, de l’énergie, de l’espérance. On en avait besoin après tant de morts. Où sont aujourd’hui les forces de progrès social ? Pas dans ces propositions ni dans leur projet social.
Au sortir prochain de la pandémie, ces propositions de loi n’inventent pas un projet solidaire de soin. C’est évident : elles divisent alors que les soins palliatifs unissent. Dans tous cas ça devrait être évident : on ne peut pas faire de la mort un partenaire pour penser le social ; on ne peut pas faire une éthique du social avec la mort. Personne n’a encore inventé une solidarité avec la mort ou une solidarité pour la mort. Ça ne marche pas. Du moins, pas durablement. Affronter la détresse extrême ou les situations limites, c’est autre chose. Ça s’appelle accompagner comme il convient.
Les propositions de loi défendent la liberté et l’égalité, c’est bien. Pourtant ces deux références ne forment pas les deux tiers de la devise de la République ou les deux pieds d’un tabouret. Sans la fraternité, tout ça ne tient pas. C’est plus que bancal. La liberté et l’égalité ne peuvent être ni effectives ni viables. La liberté ne tient pas toute seule. Elle a besoin d’une solidarité pour grandir. D’ailleurs, les propositions de loi convoquent la solidarité des médecins. Le problème, c’est qu’elle n’en est pas une. Ça se voit dans le droit : les propositions reconnaissent une clause de conscience qui déchire le tissu de la solidarité du soin. La fraternité, elle, fait converger des libertés conflictuelles vers le bien de tous et dans le souci de l’égalité entre tous. Non, la mort n’est pas un bien commun. Certes, la détresse peut la rendre parfois désirable pour certains citoyens, mais l’attrait de la mort ne doit pas déchirer juridiquement et politiquement la fraternité. Alors, ce projet social, ça ne passe pas avec la République.
Certains disent que tout va bien et que tout le monde est d’accord : « Cette question de la fin de vie ne peut pas et ne doit pas être clivante. D’ailleurs, au sein de l’opinion publique, elle ne l’est pas » (AN-3755, p. 4). C’est prendre ses désirs pour des réalités. Ça dépend comment on présente les choses aux gens. Ça dépend des questions que l’on pose, et même de la manière de les poser. Ça dépend aussi de ce qu’on veut faire avec ces grandes peurs de souffrir et de mourir, qui nous taraudent tous les entrailles et l’imagination. C’est dangereux ces peurs. Ça se manipule aisément. Ça peut faire imploser ou exploser. C’est pour ça qu’on a inventé la solidarité du soin et la fraternité. Pour apprivoiser ces peurs par les paroles et les gestes qui conviennent. C’est pour ça qu’on a institué la République sociale gardienne de ces paroles et de ces gestes. Un peu de respect pour cette grande Dame.
Mettre en avant des cas difficiles, voire tragiques, ou des fiertés stoïciennes d’en finir avec panache, c’est pousser à la désespérance des foules de gens qui n’en peuvent plus. Et puis, ça ne fait pas un programme social. Une loi peut même désespérer avec la prétention d’aider. Le social, c’est une force délicate à manier. Il faut rester prudents. Désespérer le corps social, ça le rend malade, et ça peut même le rendre agressif ou fou. La pandémie le montre. Un législateur devrait le savoir. Ça pourrait même servir pour après, pour remettre sur ses trois pieds la République.
Désolé, ça ne passe pas, ça bloque avec le financement
Ça pourrait paraître un détail final mais ça ne passe pas avec le financement. Il reste encore un problème – parmi bien d’autres – tout à la fin du projet de loi (AN-3806, art. 9 ; AN-3755, art. 10). Tout petit, il dit bien l’ambiguïté de l’ensemble. Toute cette mobilisation médicale – deux ou trois médecins mobilisés à chaque fois, etc. –, il va tout de même falloir la payer. Laissons de côté pour l’instant la difficulté de les trouver ces médecins, partout, sur tout le territoire. Posons simplement la question : qui va payer ? Solution du Code général des impôts, article 575et 575A : les fumeurs, ceux qui achètent des petites boîtes où il est écrit « fumer tue ». Il fallait y penser. Financer la mort par ceux qui sont désignés pactiser avec la mort en fumant, par ceux qui ont tendance à s’en aller plus rapidement que les autres dans une petite boîte. L’inconscient existe aussi chez les législateurs. D’une certaine manière, c’est rassurant.
Mais, ce qui est vraiment rassurant, c’est que les législateurs français ne sont pas encore vraiment utilitaristes. Mais ça pourrait venir. Les Canadiens, eux, ont calculé les économies espérées de leur nouvelle loi sur l’euthanasie[9]. Résultat : réduction nette totale des dépenses de santé en 2021 de 149 millions de dollars. Ça pourrait donner des idées. On ne serait même pas obligé de savoir que certains font ces calculs. La raison calculatrice, ça sert. Ça fait frémir, aussi. Ça peut aussi scandaliser les citoyens. A moins qu’ils applaudissent une prévisible diminution d’impôts.
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Bon, ça suffit comme ça. Il aurait peut-être fallu parler plus finement, plus respectueusement, plus cordialement. Mais il y a trop de gros pépins en travers de la gorge. En fait, je ne suis pas vraiment désolé. Il y a des raisons de la colère. Cette loi, ça ne passe pas, ça bloque. Pour de bonnes raisons. Le bilan est clair : pas d’obstination juridique déraisonnable, la vie ne passe pas par là. Mais on peut encore espérer ensemble. Autrement. Beaucoup de gens ont encore du souffle, des idées. Ils sentent ce qui convient pour la vie ensemble. On va apprendre avec eux, tous ensemble.
P. Bruno Saintôt sj (Centre Sèvres bioéthique)
[1]Hannah Arendt, Vies politiques, coll. Les Essais , Paris, Gallimard, 1974, p. 91
[2]Assemblée nationale, PROPOSITION DE LOI visant à garantir et renforcer les droits des personnes en fin de vie, n°3806, enregistré le 26 janvier 2021(https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3806_proposition-loi.pdf) (notée AN-3806). Assemblée nationale, PROPOSITION DE LOI visant à affirmer le libre choix de la fin de vie et à assurer un accsè universel aux soins palliatifs en France, n°3755, enregistré le 19 janvier 2021 (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3755_proposition-loi.pdf) (notée AN-3755).
[3]Comité Consultatif national d’éthique, Avis n°121 : Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir, 13 juin 2013, p. 43
[4]Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », Poésie 44, janvier-février 1944. Camus fait une analyse d’ouvrages du philosophe Bruce Parain. Le texte est repris dans Albert Camus, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 2006, p. 901-910. Voici un petit extrait qui donne mieux à comprendre ce que veut dire Camus : « L’idée profonde de Parain est une idée d’honnêteté : la critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. Et justement la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c’est le mensonge. Sans savoir ou sans dire encore comment cela est possible, il sait que la grande tâche de l’homme est de ne pas servir le mensonge »
[5]Association médicale mondiale, Déclaration sur l’euthanasie et le suicide médicalement assisté, Adoptée par la 70ème Assemblée Générale, Tbilissi, Géorgie, octobre 2019
[6]Voir notamment le site de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) : http://www.sfap.org/
[7]« Précisément, la médecine garde le seuil.Elle ne peut rester en deçà, là où aucune norme, aucun problème éthique ne se pose, là où règne seul le droit absolu de la recherche scientifique et de son exploitation technique. Aucune autre profession, faut-il dire, ne connaît de manière si cruciale, si vive, la vérité du problème et de l’exigence morale. Que cède ici la certitude et elle s’éteindra ailleurs. Le politique, le juriste, l’avocat lui-même qui défend le droit de chaque être, n’ont quelque certitude quant à leur rôle, leurs normes éthiques, que si celui qui est près de la vie menacée sait et dit qu’il y a là autre chose que le « paquet de chair et d’os » » (Claude Bruaire, Une éthique pour la médecine, Fayard, 1978, p. 35).
[8]Programme du Conseil national de la Résistance, 15 mars 1944 : « II – MESURES À APPLIQUER DÈS LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE
Unis quant au but à atteindre, unis quant aux moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but qui est la libération rapide du territoire, les représentants des mouvements, groupements, partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la libération : […] 5) Afin de promouvoir les réformes indispensables : […] b) Sur le plan social : […]
un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ; […] »
[9]« Incidence financière nette supplémentaire, en 2021, de l’élargissement de l’admissibilité à l’AMM [Aide médicale à mourir] proposé dans le projet de loi C-7 » (Canada). Projet soumis à la Chambre des Communes le 21/10/2020, p. 2 (https://www.pbo-dpb.gc.ca/web/default/files/Documents/Reports/RP-2021-025-M/RP-2021-025-M_fr.pdf)