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Lettre Pastorale de Janvier 2021 – Nous rapprocher au plus vite…

par | 14/01/2021

NOUS RAPPROCHER AU PLUS VITE LES UNS DES AUTRES

SE RELIER APRÈS AVOIR ÉTÉ DÉLIÉS

C’est depuis le sanctuaire de Notre-Dame de Celles, et son gîte, que ce soir du 31 décembre et ce matin du 1erjanvier je vous adresse ces quelques mots. Sous le regard de Marie donc, qui nous présente son fils et Notre Seigneur.

Nous pourrions dire tant de choses de cette année qui vient de s’écouler. Mais que retenir, en dehors de la certitude que, dans les meilleurs ou les pires moments, le Seigneur est toujours resté auprès de nous ?

On nous a invité, et parfois obligé, à nous mettre « à distance » les uns des autres. Or, d’avoir ainsi été sommés de nous éloigner d’autrui nous a, probablement comme jamais, fait comprendre et expérimenter, que la relation aux autres était constitutive de notre être. Nous voilà convaincus que cette situation ne saurait être durable.

Nous ne parlons pas ici des relations de proximité superficielle qui nous donnaient l’illusion de compter aux yeux des autres. Celles qui feraient qu’en raison de notre statut social ou professionnel, nous aurions un agenda noirci de rendez-vous ou une boîte à lettre remplie de cartes de vœux. Il ne s’agit pas non plus de ces « likes » sur les publications de nos réseaux sociaux, ou bien du nombre d’abonnés sur nos comptes respectifs, divers et variés. Tous ces signes de reconnaissances sont trompeurs et aussi volatiles que l’air. Le plus souvent, ils se contentent de mettre un peu de baume sur nos blessures narcissiques, sans pour autant les guérir. Non, je fais référence ici à ces liens sans lesquels nous ne serions pas cette personne concrète (certes bancale, mais cependant à peu près debout) que nous sommes aujourd’hui.

NOTRE RELATION « AFFECTIVE » AVEC DIEU

Parmi toutes ces relations qui nous façonnent, les croyants que nous sommes accordent évidemment la première place au Créateur. Notre relation à Dieu est comme le modèle de toutes les autres. Imaginons que Dieu, ne serait-ce qu’un instant infime, se mette à distance de nous et que nous cessions d’être l’objet de son amour. Si cette relation ou si cet amour venaient à faire défaut, juste un centième de seconde, (« presque rien » comme se plaisait à le dire Vladimir Jankélévitch [1]), alors nous sombrerions dans le néant. « Car par Lui nous avons la vie, le mouvement, et l’être. » (Ac 17,28). Nous ne sommes rien sans cette relation première à Celui qui nous maintient dans l’existence. Dès le premier instant nous ne sommes que relation avec Celui qui, de toute éternité, n’est qu’union d’amour entre Père, Fils et Esprit.

Pour le croyant, cette relation métaphysique, pouvant être appréhendée par l’intelligence du philosophe, peut devenir une relation affective, un lien d’amour, qui engage non seulement sa raison mais aussi toutes les autres dimensions de sa personne : esprit, âme, cœur et corps. Il s’agit alors d’une véritable « conversion des sens », d’un saisissement de tout l’être[2]. Nombre d’auteurs spirituels, abordant cette question de la relation affective à Dieu, qui abolit la distance qu’impliquait une relation seulement intellectuelle, parleront de vie intérieure.

LA VIE INTÉRIEURE – LA VIE SPIRITUELLE

Lorsque j’ai rencontré Sylvain Moreno (natif de Belesta), le 2 janvier, avec le vicaire général du Diocèse aux armées et d’autres séminaristes de ce diocèse, je lui ai offert un livre de la bibliothèque de l’Abbé Jean-Baptiste Anglade, joliment relié : « L’âme de Tout Apostolat » (Dom Chautard). À longueur de temps et au fil des pages, l’Abbé de Sept-Fons martèlel’idée que tout engagement, qui n’aurait pas sa source dans une relation intime à Dieu serait non seulement vain, mais, de plus, destructeur, quand bien même il serait « religieux ». Parmi les auteurs contemporains, le Père Dominicain Adrien Candiard, dans son petit livre analysant les origines du fanatisme,[3]ne dira pas autre chose : « l’enfermement fanatique est le refus de la spiritualité, de la relation à Dieu, de l’amour personnel de Dieu ». Sans cette relation interpersonnelle intime et forte, les lois, les dogmes, les rites, les textes sacrés, séparés de leur source, deviennent vite de pures folies, portant le plus souvent atteinte à la dignité humaine. Saint Paul en a fait l’expérience lorsqu’il est passé de la défense meurtrière de la loi, idolâtrée, à la relation personnelle avec celui qu’il persécutait à travers ses disciples. « Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9, 5).

LE CHEMIN DU DIALOGUE INTIME AVEC DIEU

Pourquoi insister aujourd’hui sur ce point ? Parce qu’il semblerait que le désarroi que nous avons parfois expérimenté face à l’impossibilité de développer nos pratiques religieuses habituelles, pourrait bien avoir pour origine une certaine faiblesse de notre vie intérieure, de notre vie spirituelle, ou de notre vie « mystique ». Car lorsque nous expérimentons qu’à chaque instant de nos vies, Dieu n’est pas « à distance » mais au plus intime de nous-même (cet « intimior intimo meo » de Saint Augustin), quoiqu’il arrive, nous ne le quittons pas et il ne nous quitte pas. « J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances, ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur. » (Rm 8, 38-39) Il n’est pas question ici pour moi de pointer du doigt tel ou tel. Cette période m’a providentiellement, moi aussi, aidé à mieux comprendre que ma relation à Dieu ne dépendait pas seulement, et même pas principalement, des choses soi-disant faites pour Lui, avec d’autres (par exemple le culte comme activité communautaire). Tout cela m’a renvoyé à une autre question : ma relation quotidienne et intime avec Lui, était-elle assez présente dans ma vie chrétienne ?

Notre capacité à rester seul, ou plutôt seul avec Lui, qui jamais ne nous lâche la main, nous permet de vérifier que notre façon d’être avec les autres, et aux autres (y compris dans la liturgie), n’est pas un moyen facile de se donner l’illusion d’être quelqu’un, ou d’être un priant. La reconnaissance sociale, notre statut, notre métier, notre ministère, et partant les sollicitations qui nous sont adressées à tous ces titres, ne risquent-elles pas d’être les béquilles qui nous maintiennent debout ? Qu’advient-il de nous quand tout cela vient à manquer ? Cette période si étrange de pandémie et de « mise à distance » a pu constituer pour nous un révélateur salutaire.

Quand, en Église, nous célébrons les sacrements, notre union avec le Christ est signifiée de manière sensible et extérieure ; et elle en est alors renforcée. Et cette union au Christ est associée à celle de tous mes frères et sœurs dans la foi qui sont rassemblés dans la Communion Trinitaire ; cela fait grandir mon union fraternelle avec eux. Oui, « l’Église (est), dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain », dira le Concile Vatican II.[4]Vie intérieure et sacrements donc s’alimentent, se fécondent, mutuellement.

NOUS AVONS FONDAMENTALEMANT BESOIN DES AUTRES

Mais cependant, dans le même temps, et aussi paradoxalement, nous découvrons que nous avons besoin des autres aussi pour de bonnes raisons. Nous sommes des êtres de relation et l’illusion de pouvoir « s’en sortir tout seul » constitue une tentation tout aussi pernicieuse que celle qui nous fait avoir peur de la solitude et d’un certain effacement. Il se pourrait-même que dans notre culture, si teintée d’individualisme, ce péril soit plus grand que celui dessiné précédemment. Notre vie intérieure a besoin aussi d’extériorité, et nos solitudes doivent alterner avec des temps de vie fraternelle. Le Christ se retrouvait parfois seul pour prier, dans l’intimité de sa relation au Père, puis revenait à la vie communautaire et liturgique avec les siens. Autosuffisance, autonomie, travail indépendant ou à son compte : ces appels à s’en sortir sans les autres, quand ce n’est à leur détriment, sont aujourd’hui très forts dans la culture contemporaine. Ils doivent aussi nous trouver en résistance.

Tout ce que nous sommes aujourd’hui (et ce que nous serons demain) porte la trace des multiples rencontres de nos chemins d’existence. Nous avons été modelés, non seulement par notre héritage génétique et éducatif provenant du milieu familial, mais aussi des interactions avec des milliers d’autres acteurs. Souvenons-nous de l’hommage de Camus à son instituteur au moment où il recevait le prix Nobel de littérature. Nous l’avons relu après l’assassinat de Samuel Paty au mois d’octobre. Forces, blessures, cicatrices, tout chez nous va puiser dans quelque héritage relationnel.

Cela ne signifie pas que nous serions enfermés dans ces conditionnements multiples car si Dieu fait de nous, comme Lui, des êtres de communion, à son image, et sa ressemblance, il nous rend aussi libres et capables de créer du nouveau à partir de cette matière à l’état brut (tohu-bohu) qui nous a été léguée. Nous pouvons ouvrir de nouveaux horizons avec Lui qui est « le chemin, la vérité, la vie ». (Jn 14, 6)

Pour en revenir donc, après ces détours, à cette injonction à nous « tenir à distance » des autres, il nous faut affirmer que nous ne pouvons l’accepter que de façon limitée et temporaire. Il en va de notre survie. Nous avons été témoins des « glissements » de personnes en EHPAD, qui se laissaient mourir, faute de pouvoir conserver la seule chose susceptible de donner encore un peu de saveur à leur vie : la visite de leurs proches. Laisser les autres à distance ou s’éloigner d’eux ne peut être un idéal de vie, c’est une logique d’enfermement et de mort.

La relation spirituelle, mystique (ou même virtuelle) peut être riche. Et bon nombre de prêtres ont redécouvert que même en célébrant la messe seuls, ou quasiment seuls, ils vivaient de la communion avec l’ensemble du peuple de Dieu ; c’est un des fruits de cette période de « jeûne ». Mais, si le jeûne n’est pas seulement intermittent et devient radical, nous sommes en danger. Nous ne sommes pas de purs esprits, nous avons besoin d’une relation aux autres qui soit sensible, tout en restant chaste (c’est-à-dire sans utiliser l’autre pour soigner notre ego, nos blessures narcissiques).

RENONCER, AU PLUS VITE, À LA MISE À DISTANCE

Puisse alors cette nouvelle année, au sortir des confinements, nous rouvrir les chemins de relations riches, belles, constructives avec d’autres. Que ce temps de relecture, imposé par les évènements, nous aide à faire le tri dans tout ce qui nous agitait jusqu’alors, de façon plus ou moins légitime, pour redémarrer ensemble à partir de ce qu’il y a de meilleur.

Osons nous poser ces questions :

  • Et si cela nous avait remis sur des chemins de plus grande intimité avec Dieu, de renouveau de notre vie spirituelle, terreau indispensable de toute vie chrétienne communautaire ?
  • Et si cela avait fini de nous convaincre du fait que nous avions besoin d’une petite fraternité à taille humaine par laquelle, face au Seigneur et à son Évangile nous puissions être en vérité ?
  • Et si cela nous avait renvoyé à cette évidence, sans cesse répétée par le Pape François, qu’il nous faut être « en sortie » pour aller à la rencontre des autres ?
  • Et si cela nous avait révélé que si nous étions parfois comme des « auto-entrepreneurs en matière religieuse » nous avons, en réalité, besoin d’espaces plus fréquents de communion et de fraternité avec une plus vaste Église (doyenné, diocèse, province, France, Église universelle) ?

Pour adresser des vœux nous pourrions nous réapproprier ces paroles simples et belles du pasteur Bernard Rodenstein. Elles nous invitent à vivre d’une espérance active de « non-distanciation », de vrai contact, passant par nos efforts pour renouer des liens les uns avec les autres.

Ces vœux rejoignent – s’il était besoin de le préciser – les appels du Pape François dans son Encyclique « Fratelli Tutti ».

« Pour cette nouvelle année …

Je n’ai qu’un seul vœu :

Toujours plus de nœuds !

Pas de ceux qui se nouent à l’estomac,

Qui vous prennent à la gorge !

Les nœuds qui nous relient

Qui nous font vivre

Qui rendent supportables les solitudes et les vicissitudes

Qui nous font croire à l’humain et rêver à d’autres lendemains

Des nœuds forts et tendres, attachants et réconfortants !

Des nœuds consentis librement pour exister plus fraternellement »

Bernard Rodenstein

Oui, nous ne souhaitons, résolument pas, rester à distance de Dieu et des autres.

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme, de tout ton esprit et de tout ton cœur ; et tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22,37)

+ Jean-Marc Eychenne – Évêque de Pamiers, Couserans et Mirepoix

Retrouver les autres articles du blog sur ce lien.

[1]Vladimir Jankélévitch, « Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-Rien », Paris, Point, 1980

[2]Voir ici Emmanuel Falque (Doyen de la Faculté de Philosophie de l’ICP) et sa lecture phénoménologique de St-Bonaventure et de la doctrine des sens spirituels

[3]CANDIARD Adrien, « Du fanatisme – Quand la religion est malade », Paris, Cerf, 2020. p.84

[4]Concile Vatican II, Constitution Dogmatique sur l’Église, Lumen Gentium, §1