Le visage est ce qu’on ne peut tuer
Nous allons devoir, assez souvent, cacher notre visage dans l’espace public. Certaines de nos rencontres de travail nécessiteront cela aussi. Cette obligation, la plus transitoire possible, pourrait être l’occasion de réfléchir à l’importance du visage. Il dit beaucoup sur notre humanité, sur notre relation aux autres, sur ce qui fait la dignité des personnes. Le philosophe Emmanuel Lévinas a particulièrement approfondi cette question. Peut-être pourrions-nous lire quelques-uns de ses textes. Puisse celui que nous trouvons ci-dessous, nous en donner le goût.
« Je pense […] que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ». (Emmanuel Lévinas)
Éthique et Infini (entretiens de février-mars 1981), VII, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1982
Une lecture pour aller plus loin (à commander chez votre libraire, plutôt qu’en ligne) :
Un monde sans visages anxiogène pour les enfants
(Article publié dans La Croix, le 12 mai 2020) par Emmanuelle Lucas
Pédiatres et professionnels de l’enfance estiment que certaines règles imposées pour l’accueil des plus jeunes sont trop strictes.
Selon eux, les tout-petits ne devraient pas passer leurs journées avec des personnes masquées dont ils ne peuvent déchiffrer les expressions.