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L’art au service de la foi, et la foi au service de l’art – Fleur Nabert

par | 21/12/2020

Comment l’activité artistique est un chemin de spiritualité.

Nous ne résistons pas à l’envie de vous partager cette tribune de Fleur Nabert, publiée dans La Croix le 21 décembre 2020, tant elle recoupe les intuitions d’une chapître de nos orientations diocésaines. Celui sur la diaconie de la beauté.

Ces lignes lumineuses font aussi écho à ce dialogue fructueux avec les artistes déployé au Carla-Bayle.

Ce que l’éternité du bronze m’a appris de Dieu

 

(Fleur Nabert, sculpteur, 

 

Je suis sculpteur. Par une affinité imprévisible, je suis tombée amoureuse, à 15 ans, de l’art du bronze. À la fonderie, des odeurs âcres, une poussière lourde et des instants d’éternité où le bronze en fusion, dans sa coulée presque phosphorescente, éclaire le regard des hommes d’une lueur de peur fascinée, que des siècles de pratique n’ont pas su dompter tout à fait. La fonderie s’appelait Landowski, une famille amie de la sculpture, parente de l’auteur du Christ du Corcovado et de la paisible sainte Geneviève du Pont de la Tournelle. Cette fonderie a depuis été engloutie dans le fracas silencieux d’une économie peu amie du coûteux artisanat d’art.

Riche de cette matière extraordinaire, je sculptais. La terre, infiniment sensible, se transformait en métal au rythme de ces coulées subjuguantes, de ces robes de patines acides couchées sous la flamme du chalumeau. À la jeune fille que j’étais, Didier Landowski fit prendre conscience que le bronze n’avait pas de corruption connue, qu’il durerait autant que durerait notre terre. Ainsi, le mot éternité fut prononcé, dans les rais de lumière qui tombaient sur le petit bureau de Bagnolet.

Pour toujours ?

Sont-ils si nombreux ceux de nos actes qui restent pour toujours ? L’amour, je le crois, s’inscrit invisiblement dans le livre de l’âme, par-delà la vie et la mort. Mais matériellement ? Tout de notre monde se corrompt et s’érode. La nature, elle, sait puiser dans sa sève l’élan des renaissances saisonnières. Mais nos productions humaines ? Elles se remplacent et se succèdent plutôt qu’elles ne perdurent. Même nos pierres bien-aimées de cathédrales silencieusement s’effritent, gardées à grand renfort de conservations qui ne leur promettent pas tout à fait l’éternité.

En me promenant dans le musée de sculptures de la fondation de Coubertin, je songeais en voyant le grand cheval du général Alvear de Bourdelle ou les guerriers d’Ousmane Sow, qu’ils seraient là, bien après nous, sous des milliers d’autres pluies et d’autres neiges. Cela changea ma vision de la sculpture. Pour le temps de ma vie, et mes œuvres qui resteraient après moi. Je suivis Montaigne : « Si la vie n’est qu’un passage, sur ce passage au moins semons des fleurs. »Alors que j’avais commencé par dire quelque chose de la souffrance humaine, je lui tournais définitivement le dos, non pas qu’elle n’existât point, mais à laisser des traces indélébiles sur cette terre, je voulais qu’elles soient de grâce et non d’effroi.

L’art au service du sacré

La providence, avec une insistance méthodique, me sollicite depuis des années pour des projets de créations et d’aménagements liturgiques dans des églises de toutes époques, du XVe au XXIe siècles. Autels, ambons, tabernacles, Christ, et souvent tout ce chœur à accorder et à mettre en lumière. Je m’étais résolue à parler de ce qui est lumineux en l’homme, on me demanda de montrer ce qui est lumineux en Dieu.

Je vis alors deux choses : la beauté de l’âme humaine et l’incorruptibilité du Mystère.

J’arpente notre belle terre de France. TGV et TER me bercent de vallons en prairies, du Nord chaleureux au Sud solaire, de matins brumeux en couchers de soleil incendiaires. À chaque fois je découvre les trésors de pierre. Et des trésors d’êtres. Je ne saurais tous les nommer ces visages de prêtres, de moines, de femmes, d’hommes de bonne volonté, tous prêts à l’audace d’entreprendre, à l’énergie du faire, à la confiance que de la création peut naître le beau et que ce beau est un don à faire à notre monde. Que le matériel peut se transfigurer quand il est au service du spirituel. Que l’art est l’adjuvant de la foi.

Auprès de ces commanditaires, je réalise plus que jamais que la vigilance au beau est une des clés de la transmission. Comme à la basilique de Saint-Avold où je transformais une voûte enlaidie par le temps en dôme étoilé sous nos yeux émerveillés d’enfants, où je créais un meuble-lumière qui ne soit pas un simple porte cierge, mais le manteau de la Vierge dans lequel on va déposer la flamme de sa confiance et de son abandon. Mon œil voit, pense, crée à travers les yeux de toutes les générations à venir.

Mais surtout, je prends chaque jour plus conscience de l’incorruptibilité du Mystère, quelles que soient les avanies du monde et ses violences. C’est le bronze qui a commencé de me la désigner en projetant mon regard au-delà de l’avenir familier. Et puis j’ai plongé dans les trésors du passé pour unir des œuvres anciennes à un geste contemporain, dans des bijoux. Ma perception du temps s’en est trouvée infiniment étendue et j’ai ouvert les yeux sur une réalité dépassant tout à fait la temporalité de ma vie propre.

« La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. » Jean 1,5.

Nous ne sommes pas seulement ceux que nous sommes. Nous sommes une longue cohorte qui s’étend depuis 2000 ans dans les pas d’un homme, et qui redit, reprend, recreuse avec une confiance inlassable les mots de l’Évangile. Nous ne sommes pas seulement nos voix, chantantes ou batailleuses, nous sommes la longue mélopée psalmique qui monte vers l’étreinte ombreuse du ciel. L’eau baptismale qui coule sur les fronts et se mêle à la suavité sainte du Chrême est, pour jamais, changée. Il suffit que nous regardions en face ce Mystère divin, qui rougeoie comme une braise au fond de notre cœur, que nous ouvrions avec délicatesse cette tente de la rencontre dans l’âme des enfants. L’eucharistie, elle, comme un soleil majestueux, continuera de se lever sur l’horizon d’airain des autels, d’être portée dans le triomphe silencieux des ostensoirs, fondamentalement insensible au chaos de l’Histoire, à ses absurdités ou ses attaques, qui n’ont ni fruit ni souvenance. Car elle rayonne d’une lumière qui est absolue et inépuisable.