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La paternité d’un évêque au regard des prêtres

par | 10/10/2020

Comme évêque, exercer une forme paternité/maternité, au regard des prêtres.

Il ne fait guère de doute, au regard de l’enseignement constant de la Tradition et du Magistère, que l’évêque soit appelé à exercer sur son peuple et plus particulièrement encore envers les ministres ordonnés, une forme de paternité. Mais que faut-il entendre par là ? Qu’est-ce que cela peut signifier de manière un peu concrète ?

Quels sont nos pré-requis ?

La notion de paternité est abordée de façon différente dans les diverses cultures de l’humanité. La tradition biblique elle-même a connu des évolutions notables de ce concept depuis la révélation abrahamique jusqu’à la pleine découverte, dans le Christ et par l’Esprit, de Celui auquel on s’adressera avec le mot tendre du babil enfantin : Abba !

Sans compter que chacun de nous, dans son expérience personnelle et existentielle, est héritier d’une histoire pouvant connoter de façon fort différente la figure du père, volontiers idéalisée.

Le père peut avoir été pour nous l’éducateur, tour à tour ferme et encourageant ; le maître nous initiant aux savoirs pratiques et spéculatifs, ou celui qui ne sait guère transmettre ; le chef de famille prenant les décisions seul ou après consultation ; le roc sur lequel on sait pouvoir s’appuyer en toutes circonstances, mais manifestant parfois aussi ses fragilités ; celui qui nous assure le confort et la sécurité ; ou celui qui apporte au contraire de l’instabilité quand le chômage, par exemple, devient durable ; celui qui arbitre les conflits entre les enfants, juge de paix et juge d’application des peines, en s’efforçant d’éviter l’acception de personnes ou de se laisser emporter pas son exaspération ; le père tendre avec son épouse et ses enfants, ou celui qui est froid et distant quand ce n’est pas agressif ; celui qui est très présent, ou celui qui est parti trop tôt ; etc… Toutes les nuances peuvent ici se retrouver derrière ce que l’on a coutume d’appeler un père. Il convient donc sans doute, de mettre à distance ce qui, plus ou moins consciemment, conditionne notre regard, pour tenter de percevoir ce que le Seigneur attend de nous lorsqu’il nous invite à la paternité.

Une paternité à la manière de Dieu

«Soyez parfaits, comme votre Père Céleste est parfait» (Mt 5, 48), pourrait ici être entendu sous l’angle suivant : « Soyez pères, comme votre Père céleste est père.»

Alors comment être père à la manière du Père ? À la manière de Celui entre les mains duquel nous n’avons pas peur de nous abandonner tant il manifeste à notre égard un amour plein d’une tendresse, à la fois paternelle et maternelle. «Une femme peut-elle oublier son nourrisson, ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ? Même si elle l’oubliait, moi, je ne t’oublierai pas.» (Isaïe 49, 15). C’est cette confiance sans voile qu’exprime la prière de Charles de Foucauld : «Mon Père, Je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je te remercie. Je suis prêt à tout, j’accepte tout… Car tu es mon Père.»

À la lumière de Pastores Gregis

Cette question de la paternité épiscopale fait partie de celles sur lesquelles nous partageons dans une petite équipe d’évêques. Ce groupe s’est constituée à l’image des équipes de vie dans lesquelles des prêtres choisissent de prendre des temps de partage et de relecture. Comme trame de nos échanges, nous avons retenu l’exhortation apostolique post synodale du Pape Jean-Paul II, publiée en 2003, Pastores Gregis. Le n° 47ème éclaire particulièrement notre sujet du jour. En voici un large passage :

« L’évêque cherchera toujours à se comporter avec ses prêtres comme un père et un frère qui les aime, qui les écoute, les accueille, les corrige et les réconforte, qui suscite leur collaboration et qui, autant que possible, se dépense pour leur bien être humain, spirituel, ministériel et économique. L’affection privilégiée dont l’évêque entoure ses prêtres se manifeste par l’accompagnement paternel et fraternel qu’il leur donne aux étapes fondamentales de leur vie ministérielle, depuis leurs premiers pas dans le ministère pastoral. La formation permanente des prêtres demeure fondamentale ; elle représente pour tous comme une « vocation dans la vocation », car, dans ses différentes dimensions complémentaires, elle vise à aider le prêtre à être et à agir en prêtre selon le style de Jésus.


Parmi les premiers devoirs de tout évêque diocésain se trouve le soin spirituel de son presbytérium : « Le geste du prêtre qui place ses mains dans les mains de l’évêque, le jour de l’ordination sacerdotale, en lui professant “respect filial et obéissance”, peut à première vue, sembler un geste à sens unique. Ce geste, en réalité, les engage tous les deux : le prêtre et l’évêque. Le jeune prêtre choisit de se confier à l’évêque et, pour sa part, l’évêque s’engage à préserver ces mains ».

Je voudrais ajouter qu’en deux autres circonstances, le prêtre peut normalement s’attendre à une manifestation de proximité spéciale de la part de son évêque. La première est lorsque lui est confiée une mission pastorale, soit parce que cela survient pour la première fois, comme c’est le cas pour un prêtre nouvellement ordonné, soit lorsque survient un changement de ministère, ou parce que lui est confié un nouveau mandat pastoral. L’attribution d’une charge pastorale est, pour l’évêque lui-même, un moment significatif de responsabilité à l’égard de l’un de ses prêtres. Saint Jérôme a des paroles qui peuvent bien s’appliquer à cette situation : « Le rapport même qui existait entre Aaron et ses fils, nous savons qu’il existe entre l’évêque et ses prêtres. Un seul est Seigneur, un seul le temple : qu’il y ait de même une unité dans le ministère ! […] La gloire d’un père n’est-elle pas la sagesse du fils ? Que l’évêque se félicite lui-même d’avoir eu une bonne intuition dans le choix de tels prêtres pour le Christ ! »

L’évêque suivra aussi par la prière et par une compassion effective les prêtres qui, pour une raison quelconque, ont remis en question leur vocation et leur fidélité à l’appel du Seigneur, et qui ont, de quelque manière, manqué à leurs devoirs.»

 

Ce texte est très dense et dit beaucoup de la question qui nous occupe. Contentons-nous de mettre en relief quelques aspects qui peuvent rejoindre mon expérience personnelle puisque nous nous situons plutôt dans le genre littéraire du témoignage.

Quelle distance et quelle exemplarité ?

Le Pape Jean-Paul II semble ne pas vouloir dissocier la dimension paternelle de la dimension fraternelle. La dimension paternelle induit une certaine forme de distance qu’implique la responsabilité conférée et qui me met à la tête du troupeau. La dimension fraternelle, pour sa part, ne veut pas exclure la proximité, le partage de la condition commune. « Parfois devant, parfois au milieu, parfois derrière », se plaît à répéter le Pape François. Cet équilibre-là n’est pas si facile à trouver, y compris dans des choses aussi triviales que le tutoiement ou le vouvoiement, dans des pointes d’humour que l’on s’autorise, ou encore dans des découragements et autres émotions que l’on consent à manifester.

« Le pape, combien de divisions ? » demandait Staline, par boutade… Je pourrais parfois me considérer comme un général de corps d’armée qui doit être le roc solide et inaltérable, choisi sur la base de ses faits de guerre glorieux, pour commander ses troupes. Pour le moins, je christianiserai quelque peu les vertus militaires du chef, comme dans ce texte de Michel Menu, grande figure du scoutisme français : « Si tu veux être chef un jour, pense à ceux qui te seront confiés ; si tu ralentis, ils s’arrêtent ; si tu faiblis, ils flanchent ; si tu t’assieds, ils se couchent ; si tu critiques, ils démolissent. Mais… si tu marches devant, ils te dépasseront ; si tu donnes la main, ils donneront leur peau et si tu pries, alors, ils seront des saints. »

Mais ne risque-t-on pas de glisser insensiblement alors dans une forme de pélagianisme (le Pape François attire souvent notre attention sur ce point) ? À m’efforcer d’être un bon évêque en m’appuyant sur les vertus d’un bon chef, d’un bon manager, d’un bon communicant, selon les repères et les techniques d’autres institutions humaines (par ailleurs très respectables), je risque d’oublier les spécificités chrétiennes. Qui d’entre nous peut dire qu’il n’a pas cédé à ce type de tentation ? Qui n’a pas risqué de penser, et d’enseigner, que la conversion, la réussite pastorale, puisse être le fruit de nos efforts ; ou encore que l’appel aux ministères soit la récompense de nos mérites ?

Appelé malgré mes faiblesses.

Or dans la vision du Christ, il n’en est rien. J’aime à me remémorer les quelques mots que le Pape nous adressait à Rome dans le cadre de la formation des nouveaux évêques le 10 septembre 2015 : « Vous êtes évêques de l’Église, récemment appelés et consacrés. Vous êtes venus d’une rencontre unique avec le Ressuscité. En traversant les murs de votre impuissance, Il vous a rejoint par sa présence. Bien qu’il connaisse vos reniements et vos abandons, les fuites et les trahisons. Malgré cela, Il est arrivé dans le Sacrement de l’Église, et a soufflé sur vous. »

Cela fait écho à ses premières paroles devant la foule rassemblée sur la place Saint Pierre, le jour de son élection. « Appelé parce que pardonné » disait-il.

Il nous faudrait pouvoir dire à nos frères prêtres que si le Seigneur, par son Église, nous a demandé de devenir évêque, ce n’est pas parce que nous sommes meilleurs qu’eux, mais en raison d’un pur mystère de gratuité et donc d’amour. Se redire cela devant Dieu, dans la prière quotidienne, devrait nous permettre de moins risquer de regarder nos frères de haut, de se considérer comme un «grand quelqu’un» selon une expression ivoirienne très parlante. Cela devrait nous permettre de confesser nos faiblesses, de ne pas avoir peur de les manifester. Cela devrait nous conduire à être capable de demander pardon à nos frères de ne pas toujours être à la hauteur de la paternité que l’on doit exercer à leur égard. Pour ma part, je trouve riche cette prière du Père Sevin, qui a été le quotidien de ma vie d’adolescent scout, mais aussi de prêtre, et aujourd’hui d’évêque. On y retrouve le «malgré cela» des paroles du Pape le 10 septembre 2015, et des accents de Laudato Si déjà fortement présents. «Seigneur et Chef Jésus-Christ, qui malgré ma faiblesse m’avez choisi pour chef et gardien de mes frères scouts, faites que ma parole et mes exemples conduisent leur marche aux sentiers de votre Loi ; que je sache leur montrer vos traces divines dans la Nature que vous avez créée ; leur enseigner ce que je dois et les  conduire d’étape en étape jusqu’à vous, Ô mon Dieu, dans le Camp du Repos et de la Joie où Vous avez dressé votre tente et la nôtre pour toute l’éternité. Ainsi soit-il.» Vraiment, je ne vois rien à changer dans ce texte !

 

Père et mère à la fois, capables de douceur, de tendresse et d’humilité.

La compréhension de l’Église comme «Ecclesia Mater» (selon le titre du VIIème chapitre des Méditations sur l’Église du Père Henri de Lubac), nous conduit à envisager un mode d’exercice de la responsabilité épiscopale qui fasse droit à ce mystère de maternité. Il est question d’un style de gouvernement caractérisé par des attitudes habituellement plutôt féminines.  Comme s’il comportait une empreinte mariale.

Il n’est pas rare que le Pape François appelle à « favoriser la croissance du sens maternel de l’Église chez les pasteurs, les religieux et les fidèles… Laissons l’Esprit Saint nous féconder, nous et l’Église, afin de devenir nous aussi mères des autres, avec des attitudes de tendresse, de douceur, d’humilité. Certains que cela est la voie de Marie.» (Sainte-Marthe – L’Église est femme et mère – 21 mai 2018)

Cela est ancré dans une vision de l’amour de Dieu qui est tellement parfait, que l’image d’un amour paternel ne peut pas suffire à en rendre compte. «Mais, ma vie est tellement mauvaise… Je suis dans cette difficulté, je suis un pécheur, une pécheresse… Mais Lui, Il ne nous oublie pas, parce qu’il a cet amour viscéral et il est père et mère» (Sainte Marthe – 22 mars 2018)

Suis-je assez doux, tendre et humble dans l’exercice d’une paternité à l’égard des prêtres de mon presbyterium, ou suis-je encore trop imprégné de la culture «du monde» me conduisant à exercer le pouvoir et la mission qui me sont confiés, de façon quelque peu martiale ? Imprégné depuis l’enfance, que je le veuille ou non, de la figure du chef scout ; marqué par mon temps de service national comme officier de réserve ; formaté aussi par la pratique des sports de combat ou du rugby ; ou plus simplement influencé que je suis par la culture télévisuelle : c’est un défi permanent de se libérer d’un tel héritage et de se convertir à l’Évangile… Je dois reconnaître que je ne parviens pas toujours à me laisser guider par l’Esprit du Seigneur, pour être le ministre d’une Église Mère.

J’accueille pour moi, qui suis prêtre aussi, les paroles que la Pape François adressait à ses frères prêtres pour le 160èmeanniversaire de la mort du Curé d’Ars. Il m’invitait à regarder Marie, elle qui n’est pourtant pas ordonnée prêtre, comme modèle de style de vie sacerdotale, et donc épiscopale :

« Regarder Marie, c’est “croire à nouveau dans la force révolutionnaire de la tendresse et de l’affection. En elle nous voyons que l’humilité et la tendresse ne sont pas des vertus des faibles, mais des forts, qui ne nécessitent pas de maltraiter les autres pour se sentir importants“.

Et si jamais le regard commence à s’endurcir, ou si nous sentons que la force séductrice de l’apathie ou de la désolation veut s’enraciner et s’emparer du cœur ; si le désir de se sentir comme partie vivante et intégrante du Peuple de Dieu commence à déranger et que nous nous sentons poussés vers une attitude élitiste… n’ayons pas peur de contempler Marie et de chanter son cantique de louange.»

Je demande au Seigneur de me faire la grâce, comme évêque, d’être capable de regarder mes frères prêtres, mais aussi tous les membres de mon peuple et tous les hommes, à la manière de Dieu et non à la manière du vieil homme qui est en moi. Que je puisse les aimer de l’amour même de Dieu, fortement tendre et miséricordieux, comme l’amour conjoint d’un père et d’une mère.

+ Jean-Marc Eychenne – Évêque de Pamiers, Couserans et Mirepoix

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