Peut-on parler de culture africaine ?
DE QUELQUES ASPECTS DE LA CULTURE AFRICAINE
Cette contribution de l’Abbé Jean Kadende, Vicaire Général (avec l’Abbé Gilles Rieux) de notre diocèse de Pamiers, Couserans et Mirepoix, nous aide à comprendre un peu ce qui se joue dans un partenariat avec des diocèse d’autres continents et d’autres cultures. Tout cela est très éclairant. (Mgr Jean-Marc Eychenne)
1 – Les limites de la contribution (en partant du cas du Burundi)
Le sujet de la culture africaine est très vaste de par la grandeur et la complexité du continent en question. Quelle immensité ! D’après Le Petit Larousse illustré 2019, l’Afrique a 30.310.000 km carrés (dix fois le continent européen !). Quelle diversité climatique ! De la forêt équatoriale au désert en passant par des steppes et des savanes. Quelle population ! Le même Petit Larousse dénombre 1.110.630.000 habitants (un peu moins que la Chine ou l’Inde). Quelle diversité de pays (54), de peuples, de langues, de tribus et d’ethnies ! Que d’histoires différentes ! Que peut-il y avoir de commun entre un Zulu de l’Afrique du sud et un Touareg du Mali, entre un Congolais de la forêt équatoriale et un Tchadien du désert, entre un somalien de l’Est et un libérien de l’Ouest ? Qu’est-ce qui peut rapprocher les Arabo-berbères du Maghreb des Bantou de l’Afrique centrale ?
Une autre question émerge : de quelle Afrique parlons-nous ? De celle antique, exotique, folklorique d’avant la colonisation ? De celle célèbre avec ses métropoles de Tombouctou, Gao et Gjené, ses architectures originales, ses palais des Mossis et des Ashantis, du Benin, des Bamiléke, ses peintures rupestres du Tassili au Sahara ou du désert du Kalahari ? Celle d’hier au combat inégal face à l’esclavage et la colonisation ? Ou bien celle de demain qui s’invente et se construit aujourd’hui par ses propres filles et filles avec des matériaux modernes trouvés sur place ou empruntés dans d’autres cultures ?
Tous les habitants du continent s’appellent Africains (noirs ou arabes)! Ils sont actuellement organisés dans les mêmes structures (Union Africaine) et se réclament du même continent. Y’a-t-il vraiment quelques traits culturels qui les rapprochent dans leur diversité ? Parler de culture, c’est déjà s’aventurer sur un terrain mouvant. Qu’est-ce que la culture ?Plus de 300 définitions ont été recensées en 1952 (par Kroeber et Kluckhohn). Néanmoins, en tant qu’africain, originaire du centre du continent, après avoir visité au moins deux autres pays du continent (l’Afrique du Sud et le Cameroun), après avoir côtoyé d’autres africains et lu quelques livres sur la culture africaine, nous pouvons nous autoriser à parler de quelques aspects de la culture africaine qui se retrouvent partagés par un grand nombre d’africains. Surtout quand ces aspects se retrouvent mis en lumière au contact d’autres cultures, en particulier la culture occidentale. Avant cela, précisons les éléments importants qui entrent dans la définition de la culture.
2 – De la définition de la culture
Au-delà de la multiplicité des approches de la culture, nous pouvons relever les traits suivants qui nous paraissent revenir chez la plupart des anthropologues et sociologues. Pour cela, partons de deux définitions : celle d’Edward Tylor (1871), le premier anthropologue à l’avoir formalisée, celle de l’Unesco (1982) et celle de Vatican II cité par Hervé CARRER (1992)
Pour Tylor, la culture est « Un ensemble complexe qui englobe les connaissances, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes, et toute autre capacité et habitude acquise par l’homme en tant que membre d’une société »
Pour L’Unesco, la culture est « Un ensemble de traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances »
Pour Vatican II, la culture est « Tout ce par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l’ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions ; traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours du temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme, afin qu’elles servent au progrès d’un grand nombre et même de tout le genre humain… ».
De ces trois définitions, nous pouvons relever sans développer quelques traits communs de la culture :
a) La culture est universelle: elle est le propre de chaque groupe, peuple et société. Elle contribue à faire avancer l’humanité tout entière.
b) La culture est un tout, un ensemble lié d’éléments. C’est donc plus qu’un ou deux éléments, si exotiques soient-ils.
c) La culture est la vie d’un groupe, d’un peuple, d’une société. Elle est son expression et son miroir.
d )La culture comporte à la fois des éléments stables et des éléments dynamiques.Elle se forge dans le temps et l’espace, au contact d’autres cultures et de divers événements, selon le génie du groupe qui la porte. Elle s’adapte, évolue et grandit.
e) La culture s’apprend, s’acquiert par l’éducation, l’enseignement, l’imprégnation, etc
f) La culture est une sève qui coule dans les veines de chaque membre de la communauté. Elle inspire, consciemment ou inconsciemment ses modes de penser, de sentir et d’agir. Elle permet à tous les membres de la communauté de se reconnaître et d’entrer en communion.
3 – Qu’en est-il de la culture africaine ?
Au-delà de la diversité et de la complexité du continent africain, pouvons lui trouver des spécificités culturelles ? Avons-nous des raisons fondées de l‘existence d’une culture africaine ? En partant de la culture de notre pays, le Burundi, source de beaucoup de nos illustrations, en recoupant sa culture avec celle des pays comme l’Afrique du Sud et le Cameroun où nous avons respectivement séjourné, en comparant leurs traits culturels à ceux de nombreux pays africains, nous pouvons rejoindre d’autres observateurs et d’autres auteurs qui soutiennent l’existence de la culture africaine. Quelques traits suffiront pour nous en convaincre.
a) Priorité du groupe et de la communauté à l’individu
En Afrique, le sentiment d’appartenanceau groupe social est très fort. Ce groupe va du plus simple au plus complexe : la famille, le clan, la tribu (l’ethnie) et la société. Cette appartenance est fondée sur le sang, les mêmes aïeux, les mêmes conditions de vie, etc. Elle se forge à travers une histoire commune (entraide, migration, conquête, génocide, etc). Elle est entretenue, nourrie par des visites, des fêtes, des rites communs, les mêmes interdits, etc.
La famille ou la parenté africaine est élargieparce qu’elle est plus sociale que biologique. On peut donc se considérer parent sans qu’il y ait un lien de sang : « Mon frère du village ». Le lien est structuré par la fréquentation des mêmes espaces, le partage quotidien des repas (la famille élargie au Burundi s’appelle « umurya-ngo » (lire « oumoudia-ngo »), ce qui signifie étymologiquement les maisons où l’on peut manger sans être protocolairement invité), la réalisation commune d’activités (travail au champ, construction d’une maison, transport des malades à l’hôpital). De ce fait, l’adulte de la génération de mes parents est un parent à moi et ceux de ma génération sont des frères et sœurs (Au Cameroun, les enfants m’appelaient « Tonton », c’est-à-dire « Oncle »).
L’entrée en communautéest fortement marquée. Les fêtes de naissance, de mariage et de deuil, les différentes étapes d’initiation sont des moments où tous les membres sont présents et participent à la cohésion du groupe. En Afrique, la personne n’existe que dans la mesure où elle est capable de relations avec les autres membres de son groupe. « L’esprit communautaire constitue la clé de voûte de l’édifice social africain » (Marcel Zadi Kessy).
De ce fait, la décision du groupe est souveraine pour un membre du groupe qui s’y soumet sans broncher. Le contrevenantaux règles et aux interdits est sanctionné par le groupe. Il sera mis à part et devra réparer son écart en demandant officiellement pardon au groupe (par exemple en organisant une fête de purification et de réintégration, moyennant quelques cruches de boissons !)
b) La solidarité et l’hospitalité
De l’esprit communautaire débouche l’esprit de solidarité. Le groupe porte la responsabilité d’assurer collégialement la formation, la protection et l’épanouissement de chacun des membres. Il s’occupe des pauvres, des orphelins et des veuves. Les enfants étant ceux de tout le village, c’est tout le monde qui participe à leur éducation. Ainsi, chaque membre se définissant par rapport à son groupe, il ressort qu’il est redevable par rapport aux autres, à ses parents, à sa famille et aux générations précédentes. Il s’ensuit que chaque membre de la communauté doit faire preuve de disponibilité extrême vis-à-vis des autres membres. Aucune excuse n’est acceptable.
Un autre trait de la culture africaine qui découle de l’esprit communautaire est l’hospitalité. L’étranger, le visiteur qui arrive à l’improviste s’attend à être bien accueilli et bien traité. Peu importe que les moyens soient disponibles ou non. Quelques dictons peuvent illustrer cela : « Ton étranger est ton dieu » ; « Ce n’est pas le visiteur qui apporte la pauvreté, c’est qu’elle était déjà là » !
c) La relation à l’autorité
Les sociétés africaines sont fortement organisées et hiérarchisées. Dans un village, il y a les anciensavec leurs cheveux blancs, sages, notables, respectables. Ensuite, il y a les adultes, parents ou non, les jeuneset enfin les enfants. La dimension de l’âge est prégnante : primauté de l’aîné. C’est le plus âgé qui détient le pouvoir et prend toutes les décisions. Ce respect de l’âge repose sur la conviction que l’ancien a eu le temps d’accumuler plus de connaissances et d’expériences. Notons déjà ici la cohabitation parfois difficile de deux types d’autorité, l’une basée sur les compétences et l’autre sur l’âge. Que dire d’une paroisse où le curé est un jeune prêtre et les vicaires plus âgés que lui ! Le respect dû aux anciens, aux parents, adultes et aînés a un caractère magico-religieux, une sorte de vénération ou de soumission totale. Les enfants doivent respect et obéissance passive. Il n’y a pas d’enfants rois en Afrique ! Ce qui n’empêche pas que les enfants y soient aimés et protégés ! S’il y a des conflits graves entre parents et enfants, ce sont les parentés à plaisance (grands-parents, oncles maternels) qui jouent le rôle de médiateur. On observe une distance hiérarchique avec un degré élevé d’inégalité et accepté de tous. Insulter un plus âgé, c’est blasphémer et, partant, attirer sur soi et sur les siens des malédictions !
Les valeurs masculinessont dominantes. L’homme occupe le summum de la pyramide, suivi respectivement de la femme et des enfants. Cette organisation sociale entraîne une occupation particulière de l’espace et un certain type de rapports sociaux. L’intérieur de la maison est réservé à la femme qui l’organise et le gère selon ses goûts. L’extérieur est réservé à l’homme qui représente la famille. Nous avons déjà signalé plus haut la place prééminente de l’ancien, de l’adulte, de l’aîné, etc. Les membres de la même maisonnée sont référenciés par rapport au pater familias : « Bene-Kadende » (c’est le nom de mon père) sont tous les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants issus et pouvant se réclamer de « Kadende ».
d) La relation à la nature
La relation de l’homme africain avec la nature n’est pas de l’ordre scientifique mais mystique. Elle n’est pas de l’ordre d’une conquête mais de l’ordre de la communion et de respect. Le chasseur fera spontanément une prière pour implorer le pardon à la nature qu’il va piétiner ou à l’animal qu’il va tuer. L’agriculteur, le pêcheur feront également des incantations avant de commencer leur travail. Car la nature est animée, habitée par des « forces vitales », des « esprits » qu’il importe de respecter si l’on veut que tout aille bien. Face à cette nature contenant « des forces vitales » qu’il ne maîtrise pas toujours et qui peut se montrer hostile et méchante, l’Africain se montre plutôt conciliant et négociateur. Avec l’expérience, il connaît les endroits dangereux à éviter, les moments propices pour entreprendre ou non. Pour le reste, il s’agit soit de s’en remettre à Dieu, soit de consulter les « devins », soit de porter des « gris-gris ». Dans tous les cas, prendre des précautions : une prière, un chapelet ou tout autre objet béni ne peut qu’arranger la situation. Car l’oublier serait se mettre en danger ou mettre en danger les siens.
e) Le rapport au temps
L’attitude face à la nature et les relations sociales expliquent la perception africaine du temps. En Afrique, « Time is not money », le temps est élastique, c’est-à-dire infini. Il n’est pas mathématique, stratégique ou industriel, il est plutôt social. On ne perd pas le temps, on l’habite et il nous habite. On ne le tue pas, il est toujours là. Le plus important est de bien achever ce qu’on doit réaliser. La vie passe à son rythme sans rapport avec le rythme saccadé des occidentaux. [Anecdote de notre première arrivée à Bruxelles en 1978]. Les choses, si elles doivent se faire, arriveront à leur heure, donc à temps. D’où « la demi-heure africaine », en plus du « quart d’heure académique » ! La tenue du rendez-vous n’est donc pas jugée prioritaire, d’autant plus que des « urgences sociales » peuvent survenir inopinément qu’il est indisponible d’honorer. Que dire des messes qui durent trois à quatre heures, des cérémonies d’ordinations qui durent jusqu’à sept heures !
f) L’importance de la parole
Les sociétés africaines, mêmes les plus scolarisées, sont encore marquées par l’oralité.La parole, souffle de vie, y prend une place importante par rapport à l’écriture dans la communication comme dans l’engagement. Ce qui facilite la transmission de la culture et de la sagesse ancestrale. La parole donnée, la parole reçue, la parole échangée. Qui « donne la parole » est lié à sa parole et se doit de ne pas la trahir. Qui reçoit la parole se doit d’y répondre et d’y être fidèle. Les Africains aiment parler, discourir à n’en point finir, palabrer à longueur de journées. D’où la fameuse palabre interminable lors de la résolution des conflits, les nombreux discours lors des fêtes, les longues homélies des prêtres africains, etc.
g) La vie est une fête continue
Une autre dimension de la culture africaine est la joiequi s’exprime à travers les multiples fêtes, la musique, la danse et les loisirs. Tout est occasion de se réjouir : retrouvailles, visites, retour d’un voyage, fin de la moisson, acquisition d’un diplôme ou d’un emploi, etc. Et pour cela, il faut du temps et des moyens qui ne sont pas toujours au rendez-vous ! C’est que la dimension communautaire et sociale prime sur tout le reste. « Demain appartient à ceux qui seront vivants demain » !
Conclusion
Les différents aspects que nous avons présentés illustrent la réalité de la culture africainemais en même temps sa complexité. Certains aspects ont été expressément escamotés : c’est le cas des religions africaines, de la relation aux morts, etc. Nous n’avons pas non plus parlé des différences notoires selon les pays et les régions (ce n’était pas le sujet !). Les points forts que nous avons relevés doivent nous éviter de conclure ou de généraliser trop vite à partir de quelques comportements d’Africains [anecdote d’un verre de lait devant un burundais, un rwandais et un congolais]. Toute culture, tout en ayant des aspects stables et dynamiques, reste une réalité complexe. Nous espérons néanmoins que ces mêmes éléments pourront contribuer à comprendre et mieux aider les prêtres africains en mission en France ou ailleurs. Toute rencontre entre cultures différentes n’est enrichissante que si chacun des partenaires fait un effort de connaître et d’accueillir l’autre dans sa différence. Somme toute, un véritable rendez-vous du donner et du recevoir. Merci pour votre aimable attention.
Abbé Jean Kadende,
3 Décembre 2018
Actualité
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