Homélie de la Profession Solennelle au Pesquié le 25 octobre 2020
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Préalable
Comment un évêque réussit-il à garder une vie spirituelle « malgré la charge » de sa mission et la surcharge de son emploi du temps ? – me demandait ces derniers jours une journaliste.
Je m’efforçais alors de lui répondre qu’il approfondissait sa vie dans l’Esprit non pas malgré sa charge, mais « à cause de sa charge », dans l’exercice même de son ministère. C’est cette mission reçue du Seigneur, par son Église, qui lui permet de vivre avec vous des moments aussi intensément spirituels. Et je ne parle pas ici seulement de la liturgie de cette profession et consécration, mais de ce compagnonnage au long court, qui me permet, à travers rencontres et échanges de prendre un peu la mesure du travail du Seigneur, de l’œuvre de son Esprit, en chacune d’entre vous. Et particulièrement aujourd’hui chez sœur Alice.
Oui, vraiment, « ce ne sont pas les occasions de s’émerveiller qui manquent, mais (plutôt parfois) les émerveillés. » (Éric Emmanuel Schmitt).
Que le Seigneur préserve en chacun de nous cette capacité à découvrir et chanter ses merveilles, dans la mission qu’il nous a confiée et par elle. Je reprendrais volontiers à mon compte ce que dit Jésus aux 72 au retour de leur premier envoi en mission : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! » (Lc 10, 23)
1 -Loin des préoccupations du monde ?
Certains seraient tentés de croire qu’en venant en ce lieu retiré, accompagnés par des harmonies qui pourraient sembler d’un autre temps, habités par des idéaux passés de mode, nous serions ici éloignés d’une tentative de réponse courageuse aux défis auxquels notre société est affrontée. Mais il n’en est rien. Nous pourrions même affirmer que sont posés là des réponses parmi les plus ajustées à la violence terroriste qui rythme depuis maintenant des années notre actualité. À travers votre consécration, Alice, l’offrande de votre vie, unie à celle que le Christ fait de lui-même à son Père, dans l’Esprit – offrande que vous venez additionner à celles de vos sœurs –vous opposez l’antidote le plus puissant qui soit aux logiques de haine et de violence. Vous êtes, à coup sûr, dans ce chemin spirituel que dessinait Etty Hillesum, Juive hollandaise décédée à Auschwitz en 1943, « Oui la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter en mon cœur – je n’y puis rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire – la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande. Après la guerre, nous aurons à construire un monde entièrement nouveau, et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes.Nous avons le droit de souffrir mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque, indemnes de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre.»
Dans la lettre que vous m’avez adressée pour tenter de m’expliquer votre démarche, vous m’écriviez : « Mon poste de prière un peu reculé, rejoint le cœur de la bataille… ». Vous n’avez pas quitté le front, le Seigneur vous a montré comment vous y tenir d’une autre façon que par l’engagement militaire et soignant !
2 – Malgré ma faiblesse.
Faudrait-il, pour vivre de telles réalités, être des « âmes d’exception », comme dit une formule, en l’occurrence pas très heureuse. Dans la fougue de notre jeunesse, nous le croyons parfois, et nous risquons de penser que le Seigneur a besoin de notre vaillance et de nos vertus pour accomplir son œuvre. Puis, un sain réalisme nous rattrape et nous nous souvenons des paroles prononcées, peut-être sans trop y réfléchir, lors de nos engagements scouts et guides.
« Sur mon honneur et avec la grâce de Dieu… » (texte de la promesse)
« Je suis faible, tu m’aimes, je maintiendrai… » (chant de la promesse)
« Seigneur et chef Jésus-Christ, qui malgré ma faiblessem’avez choisi… » (prière du chef de patrouille)
Nous apprenons jour après jour, heure après heure, en confrontant la Parole de Dieu au concret de nos existences, tout comme dans le creuset de la vie fraternelle et communautaire, que c’est le Seigneur, avec sa grâce, qui nous permet, lorsque nous nous abandonnons à lui, d’avoir une vie quelque peu fructueuse. Le prophète Isaïe nous révélait cela il y a quelques instants, tentant de nous convaincre que c’est vraiment le Seigneur qui est le protagoniste du salut : « le Seigneur Dieu fera germer la justice et la louange ».
Et Paul aux Éphésiens ne dit pas autre chose : « Il nous a bénis et comblés des bénédictions de l’Esprit… Il nous a choisis… Il nous a prédestinés ».
De la même façon, l’ange annonce à Marie, qui se confesse petite et pauvre, que le Seigneur va rendre sa vie féconde, elle qui accueillera en son sein le don du Sauveur : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ».
Enfin, les psaumes, qui sont le quotidien de votre vie de prière, et de la prière de toute l’Église, nous rappellent sans cesse que ce ne sont pas les chevaux qui donnent la victoire, ou je ne sais quelles autres armes de guerre, mais le Seigneur lui-même !
Oui, malgré ma faiblesse, avec elle, en dépit d’elle, le Seigneur opère des merveilles. Ses dons sont gratuits et ne dépendent en rien de ce que nous sommes en capacité de lui offrir. Oui, oui, ses dons sont véritablement gratuits ! À chaque fois que nous disons « je crois en Dieu » nous devrions cesser encore un peu plus de « croire en nous », en nos mérites, en nos vertus. C’est en Lui que nous mettons notre confiance.
Alors il devient possible d’affirmer, comme vous le faites dans votre lettre : « avec une humble et audacieuse confiance, j’avance donc dans la joie … (oui, plutôt) qu’un étendard triomphant, (il s’agit) d’une réponse confiante et aimante… »
Si, de façon souvent inconsciente – car c’est la culture dont nous avons hérité –nous pensons que notre réussite et notre fidélité dépendent de nous, nous finirons anxieux, tendus, autocentrés (à force de nous préoccuper de notre perfection), et de plus dramatiquement sans miséricorde. Le Pape François nous l’explique dans sa dernière lettre encyclique : « Celui qui ne vit pas la gratuité (fraternelle) fait de son existence un commerce anxieux; Il est toujours en train de mesurer ce qu’Il donne et ce qu’Il reçoit en échange. Dieu, en revanche, donne gratuitement au point d’aider même ceux qui ne sont pas fidèles, et « Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5, 45). Ce n’est pas pour rien que Jésus recommande : « Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône soit secrète » (Mt 6, 3-4). Nous avons reçu la vie gratuitement, nous n’avons pas payé pour l’avoir. Alors nous pouvons tous donner sans rien attendre en retour, faire du bien sans exiger autant de cette personne qu’on aide. C’est ce que Jésus disait à ses disciples : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10, 8). » (Fratelli Tutti n° 140)
Le Père dominicain Adrien Candiard le dit autrement, et aussi de belle façon, par ces mots : « En acceptant le don de Dieu, nous ne nous engageons à rien d’autre qu’à nous en réjouir. À laisser cette joie peu à peu prendre toute la place, nous libérer de notre fatras de dettes et de créances, de droits et de devoirs qui règle notre univers mental. À laisser notre vie devenir un joyeux, un tonitruant « merci ». » (Adrien Candiard, À Philémon – Réflexion sur la liberté chrétienne, Paris, Cerf, 2019 – p.171) Que votre vie ma sœur, mes sœurs, que nos vies à tous, deviennent un tonitruant « merci » !
3 – L’Église de Jésus-Christ et Marie, Mère de Jésus.
Ce mystère de la gratuité de l’amour de Dieu, célébré en chaque Eucharistie (pain des pauvres), en chaque action de grâce, est le bien le plus précieux dont l’Église soit la gardienne. Ce mystère de l’Église (et de la logique d’amour qui la sous-tend), est si grand, si insondable que le monde, avec ses propres repères, est incapable de le comprendre. Les hommes et les femmes d’Église eux-mêmes, s’ils ne regardent pas les choses à la manière de Dieu, mais de façon mondaine, ne perçoivent presque rien de ce qui se joue.
Les commentaires parfois surréalistes des dernières nominations épiscopales suffiraient certainement, si cela était nécessaire, de nous en convaincre. Qui d’entre nous, du reste, pourrait dire qu’il n’est pas, peu ou prou, influencé par cette lecture « mondaine », ou « politique », de la vie de l’Église. Les apôtres eux-mêmes n’ont pas été indemnes de ces dérives. La seule qui dispose d’un regard vraiment sans tâche sur cette institution divino-humaine, c’est la Vierge Marie. C’est aussi pour cette raison que nous ne devons pas nous passer de son accompagnement.
Ayant certainement pris conscience de cela, àla suite de Jean-Paul II, et sous le regard du Curé d’Ars, vous avez voulu, ma sœur, ne pas lui lâcher la main (Tota Tua). (Totus Tuuspour Saint Jean-Paul II)
Nous voudrions, avec vous, prendre cet engagement de ne pas nous éloigner de Marie, qui veille maternellement à ce que nous ne nous éloignons pas trop de son fils, Jésus, le seul Sauveur.
Ce n’est pas autre chose que disait le Père de Lubac à la conclusion de sa longue méditation sur L’Église :
L’Église… ? « Ni les peuples qui n’ont pas entendu la Parole, ni ceux qui L’ont rejetée, ni les incrédules, ni les mondains, ni les politiques, ni les spécialistes de la sociologie, ni les mystiques solitaires ne la connaissent. Ni nous, qui sommes ses enfants ; nous, qui parlons même en son nom. Partout dans le monde nous nous heurtons à l’inintelligence de son mystère.Nous n’avons jamais fini de dissiper les méprises qui le voilent, ni d’en faire entrevoir un rayon. Mais toujours il nous faut également corriger à son sujet les vues que la chair et le sang nous inspirent à nous-mêmes. Il ne nous suffit pas de chercher à l’approfondir. Dans notre fidélité même et dans notre amour, dans notre zèle à défendre l’église ou à l’étendre, un incessant effort de purification s’impose. Rien ne nous y saurait mieux aider, que de contempler la vierge Marie. …/… Soli Deo gloria. Tout en Marie le proclame. Sa sainteté est toute théologale. C’est la perfection de la foi, de l’espérance et de l’amour. Elle accomplit « la religion des pauvres ». La servante du Seigneur s’efface devant Celui qui a regardé sa bassesse. Elle admire sa puissance. Elle célèbre sa miséricorde et sa fidélité. Elle exulte en Lui seul. Tout son rôle maternel à notre égard consiste à nous mener à Lui.
Telle est Marie. Telle est aussi l’Église notre mère : la parfaite adoratrice. » (Henri de Lubac, Méditations sur l’Église, Paris, Aubier, 1953 pp. 282-283)
AMEN.
+ Jean-Marc Eychenne – Évêque de Pamiers, Couserans et Mirepoix