D’un christianisme d’appartenance à l’expérience du Christ
Avec ce temps du Carême dans lequel nous entrons, les chrétiens vont, pendant quelques semaines, s’efforcer d’accorder une importance renouvelée à un ensemble de pratiques, de croyances, dont ils sont les héritiers. Ils se rendront plus fréquemment peut-être à l’église, renoueront avec une plus grande régularité avec la récitation de leurs prières, et se priveront un peu pour pouvoir plus aisément partager avec les plus pauvres. Nous nous dirons alors que le christianisme n’est pas encore tout à fait moribond, et ce sera pour nous, source d’un peu de consolation. Si un journaliste ou un sociologue, menant une enquête de terrain demande à un échantillon de population de se positionner au regard de son appartenance religieuse, un nombre encore significatif de personnes dira sa référence au christianisme. Certains diront même peut-être que les valeurs chrétiennes ou judéo-chrétiennes, sont le socle de leur vision de l’homme et de sa place dans la société. Cependant, il y a fort à parier que très peu d’entre eux s’expriment en terme d’expérience spirituelle, de relation personnelle avec le Christ.
Or, ce qui subsistera du christianisme, ce qui constitue et constituera toujours son « à-venir », en des temps de grand chaos civilisationnel comme celui que nous traversons, a sa source non pas dans des habitudes de vie à tenter de préserver, mais dans une expérience relationnelle avec celui que les chrétiens reconnaissent comme leur Seigneur. Avec Dominique Collin, relisant Kierkegaard (« Le christianisme n’existe pas encore »), nous dirons qu’il convient de passer de l’appartenance à l’expérience. Ou comme le disait le Pape Benoît XVI, dans « Deus caritas est », qu’il est important de prendre conscience qu’« à l’origine du fait d’être chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive ».
Pour aborder cette question sous l’angle de la prière, nous pourrions dire que toute prière qui se veut quelque peu authentique ne peut se passer de ce préalable qu’on a coutume d’appeler la « mise en présence de Dieu ». Le Frère Laurent de la Résurrection (1614-1691) écrira à ce propos : « J’ai quitté toutes mes dévotions et prières qui ne sont pas d’obligation et je m’occupe qu’à me tenir en sa sainte présence, en laquelle je me tiens par une simple attention et un regard général et amoureux en Dieu, que je pourrais nommer présence de Dieu actuelle ou, pour mieux dire, un entretien muet et secret de Dieu avec l’âme ». Quel sens, en effet, aurait une prière, un temps d’oraison ou de lectio divina, si nous ne nous assurions pas d’être en relation avec Celui auquel sont destinés cette attention et ces mots ? Car, au fond, être chrétien, est-ce autre chose que de vivre en Sa présence ? Si nous ne nous assurons pas que nos habitudes (même les plus saintes), nos conventions sociales, nos valeurs restent fondées sur une relation vivante avec le Christ, elles ne survivront pas. Nous sommes dans un monde dans lequel il n’est plus conventionnel d’être chrétien (hormis dans quelques contextes sociaux dans lesquels certaines habitudes de vie chrétienne constituent encore un « marqueur » d’appartenance auquel il ne faut pas déroger).
Reste alors la question majeure, qui tient au fait que c’est Dieu lui-même qui prend l’initiative de la relation. Au moment qu’Il a choisi, Il vient nous rejoindre, nous saisir, et nous ne décidons donc pas du jour et de l’heure… Je peux me disposer à vivre une expérience, l’appeler de mes vœux, mais je ne peux pas, de ma seule initiative, la susciter car elle est ici affaire de relation interpersonnelle. Mais quand, par grâce, à un certain moment de mon histoire, de façon imprévisible, cette relation a été établie, alors j’en connais le chemin et je peux choisir d’y revenir.
Puissions-nous dans ce temps privilégié de retraite communautaire qu’est le Carême, reprendre conscience de tout cela, et en vivre !
+ Jean-Marc Eychenne – Évêque de Pamiers, Couserans et Mirepoix