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Après confinement ? Parlons de ce qui a tenu…

par | 15/07/2020

Ce qu’aucune crise ne pourra nous prendre, c’est le « maintenant ».

Émouvante et délicate lettre de Marion Muller-Colard à chacun de nous adressée, dans La Croix du 11 juillet 2020
Je vous écris d’une clairière. Une clairière d’espace et de temps. Je reprends la parole après que le virus m’a coupé les mots dans la gorge. Je reprends une parole convalescente et je ne sais pas même à quelle adresse l’envoyer. Êtes-vous là où j’aurais pu, avant, vous imaginer ? Comment savoir ce que cette folle parenthèse du confinement vous a pris ou vous a donné ? Comment m’adresser indifféremment à ceux d’entre vous qui ont perdu des êtres chers et à ceux qui, épargnés, ont aimé que le temps s’arrête pour mieux regarder leurs enfants grandir ? À ceux qui ont perdu leur emploi, à ceux qui ont travaillé sans plus compter ni les heures ni les nuits, à ceux qui n’arrivent plus à travailler car tout leur semble soudain vain et absurde ?
S’il s’agit de parler du monde d’après, allons-y lentement, voulez-vous ? L’heure est à la délicatesse, et nous avons des plaies impensables à panser. Nous, mais aussi chacun. Je cherche où et comment arrimer, je voudrais vous trouver sur le quai. De ma clairière je ne suis pas sortie pendant de longues semaines, la vie y était sauvage et indifférente aux voix de robots qui, en boucle, assènent des messages d’alerte ; de jeunes brocards, une jeune chevrette, ruminaient sous nos fenêtres, jusqu’à ce qu’à l’aube d’un nouveau jour, un petit faon malhabile sur ses jambes s’ajoute à cette faune devenue familière. Extase que d’assister à cette célébration sans y avoir été invités, par l’accident de notre présence humaine, chassés de notre lit par un excès d’agitation cérébrale. Seulement l’extase, il faut savoir la rendre : cela ne répare pas un monde ; et d’une clairière de contemplation suspendue, il faut savoir sortir. Reprendre la parole me paraît pourtant une entreprise extrêmement risquée. Si risquée, peut-être, que d’aucuns ne l’ont pas lâchée, la parole, nonobstant l’obsolescence programmée de leurs propos, trop angoissés peut-être que l’inédit les empêche de dire. J’ai eu peur aussi : la parole est mon métier, la Parole ma formation. Pourtant je l’ai perdue ; et m’adresser à vous me tient lieu de rééducation. Alors, s’il vous plaît, allons-y lentement : l’urgence requiert une lenteur concentrée.
De quoi voulez-vous parler ? Du monde d’après, vraiment ? Deux si gros mots accolés l’un à l’autre, à engloutir ? J’ai jeûné de mots dès la mi-Carême et encore après Pâques, on ne me fera pas avaler ces mots-là pour rompre mon jeûne. « Monde » ? Trop grand. Je veux bien sortir de ma clairière, réapprivoiser la face politique de ma vie, mais donnez-moi des mots à ma portée, parlons-nous en circuits courts, sans trop d’intermédiaires. Je n’ai pas les moyens de parler du monde : il est régi par des lois qui évoluent plus vite que la compréhension que je peux en avoir. Pardonnez cet aveu : il n’est pas d’impuissance, il est de non-pouvoir. Mais de l’Évangile j’ai appris qu’on peut trouver sa puissance à renoncer à pouvoir. Je ne suis pas prophète, je ne parlerai pas du monde, et ce n’est pas non plus à trop de monde que je peux m’adresser : puisque j’ai encore la voix enrouée, laissez-moi essayer de m’adresser à chacun plutôt qu’à tous, m’arrimer à un frère humain insoupçonné, pour vous redonner un visage patiemment alors que dehors je ne vous vois que masqués.
L’« après » ? Il est masqué aussi, et à vouloir trop vite le dévoiler, nous risquons d’en abîmer les promesses. Mais ce qu’aucune crise ne pourra nous prendre, c’est le maintenant. Ce maintenant que l’Évangile propose de convertir en éternité. Alors parlons doucement, voulez-vous ? Non pas de ce qui a changé mais de ce qui a tenu. Non pas des points de rupture mais des points de suture. Non pas de ce que nous avons perdu mais de ce qui est imprenable. Dans ce monde où la répétition inlassable des erreurs se déguise en changement dans un tourbillon si rapide qu’elle parvient presque à nous leurrer, permettez-moi, s’il vous plaît, de ne pas parler de ce qui change, ni de ce qui se répète, mais de ce qui dure.
Marion Muller-Colard